Quotidienne

Canicule de 1911 : une chaleur « encombrante, envahissante, indiscrète »

Alors qu’une vague de chaleur s’abat sur l’Hexagone ce mois de juin 2022, le 1 vous propose de redécouvrir un texte paru dans le quotidien Gil Blas en 1911, qui relate avec humour les effets de la canicule de cette année-là. 

Canicule de 1911 : une chaleur « encombrante, envahissante, indiscrète »

Si les vagues de chaleur se font plus fréquentes et plus violentes aujourd'hui avec le dérèglement climatique, des épisodes de canicule avaient déjà frappé la France auparavant. À l’été 1911, le mercure ne descend pas en dessous des 30 degrés pendant quinze jours, et atteint des chiffres records sur tout le territoire. Ces températures, d’autant plus extrêmes pour l’époque, feront environ 46 000 morts, soit près de trois fois les chiffres de 2003. Dans le journal Gil Blas, Claude Berton décrit les effets de cette chaleur étouffante dans la capitale, il y a de cela cent-onze ans :

 

« Paris compte depuis quelques jours une voyageuse inattendue et dont la visite l’a fort surpris, une voyageuse venue de très loin : la vague de chaleur. En arrivant, elle tombe des nues cette fille des tropiques apportant dans les plis de sa robe ces deux enfants : le sirocco et le simoun. Les Parisiens, si accueillants aux étrangers, lui ont fait la grimace, puis comme c’est l’époque des étrangers, ils tâchent de s’accoutumer à elle. Pourtant elle est encombrante, envahissante, indiscrète, partout elle pénètre, elle s’insinue, elle se glisse, et sa présence pesante, alourdissante, migraineuse, se fait sentir, s’impose impérieusement. Personne et rien ne lui échappe.

Buveurs d'eau à une fontaine Wallace à Paris, 1911 © Gallica BNF

Il arrive parfois qu’un souverain aimable mais un peu ennuyeux vienne visiter Paris. Toute la ville est bouleversée pour sa réception ; les rues sont barrées, l’Opéra change son spectacle, les journaux sont remplis de comptes rendus insipides sur ses faits et gestes. Il arrête la vie. Ainsi fait la vague de chaleur, mais son pouvoir est bien plus considérable. Elle fait haleter dans la rue les pauvres chevaux reclus de fatigue et en même temps elle essouffle les moteurs des autos qui chauffent et ne peuvent refroidir leur circulation d’eau, elle fait éclater les pneus et craquer les vieux meubles. Les très anciens bois réchauffés croient sentir tout d’un coup la sève remontée en eux ; ils se dilatent de joie et, crac ! ils se fendent.

Les femmes la haïssent cette révélatrice des teints artificiels, des teintures et des fards, cette empêcheuse de mettre des corsets trop étroits et des chaussures trop justes et des gants trop serrés. Elle est brutale avec les dames, comme ces assistantes des douanes commises à la fouille des femmes : « Allons, ma petite, ne mets pas tant de noir autour de tes yeux, il fondra et tu auras l’air de pleurer du cirage. Un corset cuirassé ? Tu es folle. Tes petits souliers, tes gants à la pointure étroite ?... Folle ! folle ! tu ne pourras ni respirer, ni marcher, ni faire un mouvement. Il faut t’habiller à la forme de ton corps et non à la forme de la mode ». Elle passe aux terrasses des cafés et les gros hommes buvant la saluent de cet axiome : « Je marche, donc je sue ».

Elle vide les maisons de leurs habitants qui viennent dans les rues pour la fuir. Mais dans les rues, ils la retrouvent encore. Elle fait vaciller sur sa base la glace que le maître d’hôtel grave présente aux convives, rouge comme un homard cuit ; elle sèche les fleurs du surtout ; elle donne aux meilleurs vins une tiédeur écœurante, et quand elle n’est pas un sujet de conversation, elle ralentit les propos et les rend déliquescents et vagues comme la crème des petits fours dont elle fond le granité et dont elle fait transsuder le beurre et le sucre. Elle fait tourner les sauces et elle fripe, casse et ramollit les cols et les plastrons les plus blancs et les plus rigides.

Arrosage des chevaux à Paris, 1911 © Gallica BNF

Elle rôtit le couvreur sur son toit, le batelier dans sa barque, l’arroseur lui-même qui croit la combattre avec sa lance. Elle endort les gardiens de musées, les sergents de ville en faction, les midinettes à leur travail, et même sur les fortifs, les bandits vautrés dans l’herbe, ferment leurs yeux, cédant à son invincible torpeur. Les Parisiens la maudissent, mais elle leur répond : « Ingrats, taisez-vous, subissez-moi sans murmurer, je suis la grande pourvoyeuse du monde entier, la grande rôtisseuse, la grande cuisinière de la nature. Je rôtis, je grille, je rissole, je fais bouillir, mitonner, braiser, votre nourriture, vos grains, vos fruits, vos légumes, et la pâture de vos animaux. L’immense menu que la Providence vous dispense, c’est moi qui suis chargée de vous le servir à point. C’est votre vie que je réchauffe. Bénissez-moi. »

Ô Parisiens qui murmurez, un illustre et charmant poète a chanté la grande saison avec reconnaissance. Ronsard a dit :

Je te salue, Été, le prince de l’année,
Fils du soleil, auteur de toute chose née,
Père alme [bienfaisant], nourricier, donne-blé, donne-vin,
Mâle parfait, entier, tout grand et tout divin. »

Claude Berton, « La vague », Gil Blas (9 juillet 1911)

18 juin 2022
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