Quotidienne

« La société qui vient », par Didier Fassin

Didier Fassin, sociologue

Tous les dimanches, le 1 vous invite à découvrir les bonnes feuilles d’un essai récent ou à paraître. Aujourd’hui, un extrait du chapitre introductif « Un moment critique » de l’anthropologue, sociologue et médecin Didier Fassin, dans lequel il s'interroge sur la banalisation du mot « crise ».

« La société qui vient », par Didier Fassin

« Crise des Gilets jaunes » et « crise sanitaire », « crise des migrants » et « crise environnementale », « crise des minorités » et « crise démocratique », « crise dans le genre » et « crise idéologique » – avec, en arrière-plan, ce que beaucoup voient, peut-être en forme de wishful thinking, comme une « crise du néolibéralisme » et une « crise du capitalisme ». Cette liste déjà longue de situations critiques annonçant « la société qui vient » n’est évidemment pas complète dans un contexte où toute complication d’un état de fait, qu’il s’agisse de diplomatie, de finance ou de sport, tend à être qualifiée de « crise », ainsi que nous le rappelions avec Axel Honneth (1). La banalisation du mot et de ce qu’il est censé décrire est, du reste, paradoxale. Dans la mesure où une crise est une rupture dans l’ordre normal des choses, que peut signifier la normalisation du langage de la crise ? La « crise » serait-elle une nouvelle normalité ? Mais au-delà de ce paradoxe, l’histoire et la sociologie invitent à la prudence. Le discours de la crise ne scande-t-il pas tout le cours du XXe siècle, de Paul Valéry à Jürgen Habermas en passant par Edmund Husserl ? Le présentisme ne menace-t-il pas alors l’analyste téméraire du monde contemporain ? Et même, puisque ce dernier se place dans le cadre national, l’ethnocentrisme ne le guette-t-il pas ? Car ce qu’il décrit ne ressemble-t-il pas à ce qu’il pourrait décrire ailleurs, en Italie, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis ? En d’autres termes, l’inflation du lexique de la crise est-elle avant tout un effet de représentation, ou bien est-elle un reflet de la réalité – et du reste, peut-on complètement séparer l’un de l’autre ? Ces mises en garde étant faites et prises en compte, l’argument de ce livre est cependant qu’il existe bien une singularité du moment présent comme moment critique, et qu’il y a des spécificités à la situation nationale française.

Parler de moment critique évite l’écueil de l’énumération des « crises », et ce d’autant qu’on a vu que la « crise sanitaire » était aussi une « crise de gouvernance », que la « 

23 janvier 2022
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