Quotidienne

Marcel Proust : « Allons, ferme ton livre, on va déjeuner »

Dans son texte Sur la lecture, l’écrivain dévoile avec tendresse et nostalgie ses souvenirs d’une enfance plongée dans les livres. Qu’il était difficile de les refermer pour retourner à sa vie quotidienne ! À (re)découvrir à l’occasion des Nuits de la lecture, du 20 au 23 janvier.

Marcel Proust : « Allons, ferme ton livre, on va déjeuner »

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour), que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

« Avant le déjeuner qui, hélas ! mettrait fin à la lecture, on avait encore deux grandes heures »

Qui ne se souvient comme moi de ces lectures faites au temps des vacances, qu’on allait cacher successivement dans toutes celles des heures du jour qui étaient assez paisibles et assez inviolables pour pouvoir leur donner asile. Le matin, en rentrant du parc, quand tout le monde était parti « faire une promenade », je me glissais dans la salle à manger, où, jusqu’à l’heure encore lointaine du déjeuner, personne n’entrerait que la vieille Félicie relativement silencieuse, et où je n’aurais pour compagnons, très respectueux de la lecture, que les assiettes peintes accrochées au mur, le calendrier dont la feuille de la veille avait été fraîchement arrachée, la pendule et le feu qui parlent sans demander qu’on leur réponde et dont les doux propos vides de sens ne viennent pas, comme les paroles des hommes, en substituer un différent à celui des mots que vous lisez. Je m’installais sur une chaise, près du petit feu de bois, dont, pendant le déjeuner, l’oncle matinal et jardinier dirait : « Il ne fait pas de mal ! On supporte très bien un peu de feu ; je vous assure qu’à six heures il faisait joliment froid dans le potager. Et dire que c’est dans huit jours Pâques ! » Avant le déjeuner qui, hélas ! mettrait fin à la lecture, on avait encore deux grandes heures. De temps en temps, on entendait le bruit de la pompe d’où l’eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux vers elle et la regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout près, dans l’unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées : des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l’église qu’on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir.

Malheureusement la cuisinière venait longtemps d’avance mettre le couvert ; si encore elle l’avait mis sans parler ! Mais elle croyait devoir dire : « Vous n’êtes pas bien comme cela ; si je vous approchais une table ? » Et rien que pour répondre : « Non, merci bien », il fallait arrêter net et ramener de loin sa voix qui, en dedans des lèvres, répétait sans bruit, en courant, tous les mots que les yeux avaient lus ; il fallait l’arrêter, la faire sortir, et, pour dire convenablement : « Non, merci bien », lui donner une apparence de vie ordinaire, une intonation de réponse, qu’elle avait perdues. L’heure passait ; souvent, longtemps avant le déjeuner, commençaient à arriver dans la salle à manger ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la promenade, avaient « pris par Méséglise », ou ceux qui n’étaient pas sortis ce matin-là, « ayant à écrire ». Ils disaient bien : « Je ne veux pas te déranger », mais commençaient aussitôt à s’approcher du feu, à consulter l’heure, à déclarer que le déjeuner ne serait pas mal accueilli. On entourait d’une particulière déférence celui ou celle qui était « restée à écrire » et on lui disait : « Vous avez fait votre petite correspondance » avec un sourire où il y avait du respect, du mystère, de la paillardise et des ménagements, comme si cette « petite correspondance » avait été à la fois un secret d’État, une prérogative, une bonne fortune et une indisposition. Quelques-uns, sans plus attendre, s’asseyaient d’avance à table, à leurs places. Cela, c’était la désolation, car ce serait d’un mauvais exemple pour les autres arrivants, aller faire croire qu’il était déjà midi, et prononcer trop tôt à mes parents la parole fatale : « Allons, ferme ton livre, on va déjeuner. »

Marcel Proust, Sur la lecture

photo Creative Commons

22 janvier 2022
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