« Les femmes peuvent-elles avoir la même liberté sexuelle que les hommes ? »
Tous les jeudis, le 1 sélectionne l’une de vos questions. Cette semaine, la philosophe Cornelia Möser revient sur les débats au sein des milieux féministes concernant la liberté sexuelle.
« Pensez-vous que les femmes puissent avoir la même liberté sexuelle que les hommes sans subir aucun jugement ? »
Anastasia, 28 ans, Saint-Brieuc
La réponse de Cornelia Möser, philosophe et chargée de recherche au CNRS, membre de l’équipe Genre, travail, mobilités au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris. Elle vient de publier Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queers sur la sexualité aux éditions La Découverte.
Il est important de préciser tout d’abord que la réponse à cette question varie selon l’endroit, la classe et le genre des individus concernés. Mais on ne peut que constater que, partout dans le monde, il existe une tension entre des forces qui œuvrent à limiter les libertés sexuelles des femmes – ce sont souvent des institutions religieuses, des institutions familiales patriarcales, des appareils d’État comme la police… – et des mouvements militants qui essaient d’élargir ces libertés, comme les associations féministes LGBTQ, des organisations de gauche… C’est un rapport de force et de pouvoir permanent.
Un immense débat interne aux milieux féministes oppose également plusieurs conceptions de la « liberté sexuelle » et de la « sexualité ». Doit-on se libérer de la sexualité ? Doit-on libérer les femmes de la sexualité ? Ou la sexualité permet-elle au contraire une forme de libération ? Et comment mesurer cette liberté sexuelle ? Par l’augmentation du nombre d’orgasmes ou des partenaires sexuels ? La liberté sexuelle peut-elle au contraire signifier le refus de pratiques sexuelles ? La revendication d’une attirance sexuelle ?
Dans les années 1980, les sex wars féministes ont remis en cause l’association simpliste entre sexualité et domination masculine
Dans les années 1960, un courant freudo-marxiste théorisait sous le nom de la révolution sexuelle l’idée selon laquelle la sexualité était réprimée par les sociétés chrétiennes traditionnelles et bourgeoises capitalistes et qu’il fallait la libérer des contraintes sociales, politiques et raciales, qui l’accablaient. Le nouveau mouvement de libération des femmes, dans les années 1970, a vivement critiqué cette approche, en mettant la question de la domination masculine et des violences sexuelles au cœur de la problématique des révolutions sexuelles. Dans les années 1980, les sex wars féministes ont remis en cause l’association simpliste entre sexualité et domination masculine. Selon elles, la sexualité, les sexualités pouvaient aussi permettre de s’épanouir et de s’affranchir.
La question des libertés sexuelles invite à réfléchir à deux épineux aspects, celui du consentement et celui de la honte. Lorsque, dans les années 1970, certaines féministes, appelées « féministes radicales », dénonçaient les violences sexuelles – avec raison –, elles considéraient la sexualité comme un rapport social plutôt que comme une pratique procurant du plaisir. Selon elles, il ne pouvait y avoir du consentement dans l’acte hétérosexuel, car les structures sociales conditionnaient les femmes à désirer des choses dont elles ne retiraient aucun intérêt. Face à ces arguments, d’autres féministes, les « pro-sexes », affirmaient au contraire l’individualité, la possibilité de choisir, sans pour autant nier l’existence et le poids des normes sociales. Si ces structures déterminent entièrement ce qu’une femme peut désirer, rétorquaient-elles, quelle marge de manœuvre leur reste-t-il pour exprimer leur désir ?
Comment les femmes peuvent-elles, dans une société où elles sont systématiquement réduites à des objets sexuels, revendiquer leur plaisir et, par là même, s’affirmer comme sujets sexuels ?
Il y a eu, en France, un grand conflit au sein de la culture féministe autour de ces questions : comment les femmes peuvent-elles, dans une société où elles sont systématiquement réduites à des objets sexuels, revendiquer leur plaisir et, par là même, s’affirmer comme sujets sexuels ? Mais ces interrogations demeurent complexes, car, indéniablement, nos désirs ne sont pas imperméables aux structures sociales dans lesquelles nous évoluons, et sont largement influencés par les films romantiques et les publicités, entre autres. Ainsi, il est toujours plus fréquent qu’une personne homosexuelle interroge son désir, affectée par l’homophobie qui persiste dans nos sociétés, qu’une personne hétérosexuelle.
D’autre part, les conséquences de la pratique d’une sexualité affranchie des normes ne sont pas les mêmes pour toutes et tous. En effet, de manière assez générale, la multiplication des conquêtes sexuelles est valorisée pour les hommes, alors qu’elle est la cause de nombreuses stigmatisations pour les femmes, qui adoptent alors des stratégies afin de vivre leur sexualité de manière à ne pas ternir leur réputation.
Le « gay shame », autrement dit, l’humiliation de personnes homosexuelles, a impulsé des mouvements militants comme les marches des fiertés
Les études queer ont également théorisé la question de la honte, car certaines formes de sexualité y sont historiquement davantage associées. Le « gay shame », autrement dit, l’humiliation de personnes homosexuelles, a impulsé des mouvements militants comme les marches des fiertés. Là encore, il s’agissait d’une stratégie opérée pour retourner le stigmate de la honte et en faire un élément de dignité. Jack Halberstam, un professeur d’anglais et d’études de genre à l’Université Colombia, à New York, a remarqué, au cours de ses recherches sur des hommes trans (il est lui-même trans), l’association entre la féminité et la honte, notamment dans la communauté trans. Le retournement de la honte est aussi une stratégie employée par les militantes du mouvement #MeToo, avec le slogan « la honte doit changer de camp », utilisé par des associations féministes de lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
De nombreux événements – la décision de la Cour suprême américaine de révoquer le droit à l’avortement, la progression des mouvements pro-life à travers l’Europe – rappellent malheureusement que les libérations sexuelles ne sont pas acquises et font l’objet d’un conflit politique qu’il ne faut pas sous-estimer.
Conversation avec EMMA FLACARD