Quotidienne

« Pourquoi est-ce tabou de parler d’argent ? »

Florian Mattern, journaliste

Jeanne Lazarus, sociologue

Tous les jeudis, le 1 sélectionne l’une de vos questions. Cette semaine, la sociologue Jeanne Lazarus répond à Léo, 21 ans, en expliquant comment s’est forgée cette idée reçue en France.

« Pourquoi est-ce tabou de parler d’argent ? »

« Pourquoi est-ce tabou de parler d’argent ? »

Léo, 21 ans, Quimper

 

La réponse de Jeanne Lazarus, directrice du Centre de sociologie des organisations de sciences Po et spécialiste de l’argent :

 

Considérer que l’argent est un tabou en France est une idée reçue : il n’est pas plus difficile d’en parler ici qu’ailleurs, mais pas plus facile non plus : l’argent et son utilisation s’inscrivent partout dans un fonctionnement social particulier. Son usage répond à des codes et des organisations spécifiques. En conséquence, à chaque espace social et type de relations correspond une façon de parler d’argent. La rationalité capitaliste dans laquelle nous baignons actuellement est une des possibilités, parmi une infinité. On considère souvent que l’argent est une force invisible avec une rationalité particulière, qui serait extérieure à la vie sociale, et on oppose la rationalité économique aux biais culturels. Pourtant, l’argent est une création humaine, il s’inscrit dans une société donnée. Le rapport à l’argent, où que l’on soit dans le monde, dépend de la socialisation de chacun, qui dicte de façon inévitable la manière d’en parler, de l’utiliser et même de le mesurer. 

La sociologue américaine Viviana Zelizer a proposé le concept de « circuit de commerce » pour décrire ces modalités. Selon elle, toute transaction monétaire implique un circuit qui combine la relation qui lie les personnes, les moyens d’échange, les frontières du circuit et les types de transaction. Acheter une baguette de pain ne se fait pas de la même façon que partager les courses entre amis pendant les vacances ou que négocier son salaire. Le circuit fonctionne si les quatre dimensions sont ajustées, sinon des tensions et vexations surviennent (par exemple il est admis que des parents ou grands-parents offrent de l’argent à leurs petits-enfants, l’inverse serait plus surprenant). Chaque espace social dispose de modalités propres de calculs et d’usages de l’argent qui ne sont pas toujours explicites mais qui le deviennent en cas de mésentente ou lorsqu’on se trouve dans un endroit différent. 

Cette vision égalitaire de la nation française irrigue notre rapport à l’argent, à la question de l’héritage et des hauts salaires

Quelles sont donc les spécificités de la France ? Pourquoi cette idée reçue d’un tabou ? Celle-ci est en grande partie liée à notre héritage religieux, social, politique et institutionnel. 

Religion dominante dans l’histoire française, le catholicisme dépeint l’argent comme un concurrent potentiel de Dieu. En conséquence, l’adoration de l’argent est condamnée pour ne pas détourner le fidèle de Dieu. Le catholicisme a développé une importante théologie anti-chrématistique, c’est-à-dire une doctrine mettant l’argent à distance, et valorisant la pauvreté. 

Autre héritage : l’aristocratie française, qui considérait l’argent comme secondaire et même vulgaire. Dans l’Ancien Régime, l’argent était l’apanage des bourgeois, qui travaillaient pour le gagner, l’économisaient et le faisaient fructifier. Les aristocrates, eux, dépensaient selon leur rang et non selon leurs ressources (quitte parfois à se retrouver ruinés et devoir quitter la cour). Par exemple, l’article sur l’épargne dans l’Encyclopédie, écrite au XVIIIe siècle, explique qu’il lui est attaché « mal à propos certaines idées de bassesse », et plaide pour sa diffusion.

En disant qu’il s’agit d’un tabou, la question n’apparaît plus comme politique mais comme un trait culturel étrange qu’aurait le peuple français

La Révolution française a fondé la nation sur l’idée d’égalité. En postulant que les hommes sont égaux, qu’il ne peut y avoir de différence dans la société qui ne soit liée au mérite individuel, la puissance conférée par l’argent apparaît illégitime. Cette vision égalitaire de la nation française irrigue notre rapport à l’argent, à la question de l’héritage et des hauts salaires. La construction de l’État social après la Seconde Guerre mondiale et la place donnée à la méritocratie scolaire en France ont renforcé cette conception. Contrairement aux inégalités liées à la réussite académique qui sont jugées acceptables, les inégalités économiques sont problématiques et ne font pas partie du roman national qui ne comporte pas cette figure du self-made man, du chef d’entreprise qui s’est fait tout seul dans le monde des affaires, à l’inverse des États-Unis par exemple où cette figure est centrale. 

Cependant, d’importants changements sont à l’œuvre. Paradoxalement, on n’a jamais autant dit que l’argent était tabou depuis trente ans alors même qu’on n’en a jamais autant parlé. Il est intéressant de se demander qui dénonce ce tabou. En politique, ce thème est soulevé le plus souvent par celles et ceux qui regrettent qu’on ne laisse pas gagner suffisamment d’argent aux plus riches ou qu’on les taxe trop. En disant qu’il s’agit d’un tabou, la question n’apparaît plus comme politique mais comme un trait culturel étrange qu’aurait le peuple français.  

Les États-Unis sont souvent vus comme un pays où l’on parle librement d’argent mais c’est totalement faux !

Il peut aussi y avoir des rapports différents à l’argent selon la classe sociale. Dans tous les pays avec un salariat et un système d’assurances collectives qui fournit des revenus de remplacement, il y a un modèle de continuité des revenus d’un mois à l’autre. Et c’est sur ce modèle de revenu mensuel – de la classe moyenne occidentale qui peut épargner et se projeter dans le temps – que le rapport à l’argent s’articule et que le futur s’imagine. Ainsi, les catégories les plus pauvres qui souffrent d’une instabilité ne peuvent se fondre dans ce modèle et vont s’exprimer avec beaucoup plus de difficulté à ce sujet. Quant aux catégories les plus riches, le modèle mensuel est complètement dépassé par la liberté financière totale et il n’est pas nécessaire de rentrer dans ce cadre. 

Les États-Unis sont souvent vus comme un pays où l’on parle librement d’argent mais c’est totalement faux ! Il y a d’autres formes de tolérance aux inégalités économiques et de la façon d’en parler, liées à l’histoire nationale américaine qui a fait de l’enrichissement individuel un mérite. Mais tout le monde n’y parle pas d’argent tout le temps et sans contraintes. Comme ailleurs, parler d’argent peut se faire dans certains espaces, selon certains critères, avec des frontières précises entre le dicible et l’indicible. 

Plutôt que de parler de tabou autour de l’argent en France, il faut prendre en compte cette histoire religieuse, politique et institutionnelle. Puisque l’argent ne devait pas être une source de pouvoir, la nation s’est construite sans mettre l’argent au centre. Le problème, c’est qu’il a évidemment toujours été une source de pouvoir et que c’est de plus en plus vrai aujourd’hui. En limitant la question de l’argent à une problématique culturelle, on masque l’enjeu politique qui est pourtant crucial. Souhaiter un partage des richesses ne signifie pas que l’argent est un problème en soi, ni qu’il est tabou. Tout le monde est à l’aise avec l’argent à partir du moment où on l’utilise et où l’on en parle dans les cadres appropriés. 

 

Conversation avec FLORIAN MATTERN

Illustration SERGE BLOCH

 


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28 juillet 2022
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