« Les jeunes régressent-ils en orthographe ? »
Tous les jeudis, le 1 sélectionne l’une de vos questions pour y répondre à l’aide de spécialistes. Cette semaine, Jeanne, 22 ans, nous demande si le niveau des jeunes a réellement baissé.
« Les jeunes régressent-ils en orthographe ou la société est-elle juste moins exigeante ? »
Jeanne, 22 ans, Ploemeur (56)
Deux points de vue, cette semaine : celui d’un sociologue et celui d’un spécialiste en psychologie du développement.
Pour commencer, la réponse de Michel Fize, sociologue, ancien chercheur au CNRS, auteur de L’école à la ramasse. L’éducation nationale en faillite (L’Archipel, 2019) :
Une note de 2016 du service statistiques du ministère de l’Éducation nationale démontrait que les élèves de CM2, en moyenne, faisaient [sur un texte d’une dizaine de lignes] :
• 10,6 erreurs en 1987
• 14,3 erreurs en 2007
• 17,8 erreurs en 2015.
Une autre enquête de 2007, de Danielle Manesse et Danièle Cogis, montrait qu’un élève de 5e en 2005 avait juste le niveau d’un écolier de CM2 de 1985. Le déclin du français n’est donc pas une illusion, c’est une réalité.
Au fil du temps, on a considéré que la maîtrise du français n’était peut-être pas si importante que cela. Il y a un demi-siècle, la dictée était encore une véritable institution. Le propre d’un élève était de bien savoir écrire le français, en accordant les verbes, en respectant les règles d’accord et les accents qui, mal placés, vous coûtaient des points.
« Le déclin du français n’est pas une illusion, c’est une réalité »
Le déclin de l’orthographe s’accompagne également du déclin de la grammaire, de la syntaxe, et de l’effondrement du vocabulaire. On a posé la question suivante aux candidats au bac, il y a deux semaines : « Le jeu est-il toujours ludique ? ». Et certains se sont indignés parce qu’ils ne connaissaient pas le mot « ludique ». Quand il était encore enseignant, François Bégaudeau [auteur du roman « Entre les murs »] avait fait une liste de mots qui n’étaient pas compris par les élèves : des noms communs (« contraception », « secret d’État », « galaxie », « métamorphose », « fraternité »…), des adjectifs (« crédible », « dément », « méridional »…), des verbes (« suggérer », « relater », « cautionner »…), des expressions (« la puce à l’oreille », « l’ironie du sort », « il va sans dire »…). On ne dit plus « Arrête » et « Tais-toi », mais « C’est bon » et « Ferme ta bouche ». Ainsi, tous les niveaux de langages se valent et la tendance à considérer que l’on peut écrire comme on parle s’est installée. Il ne faut pas non plus oublier la redoutable concurrence de l’écriture numérique.
« Mon sentiment est qu’il faut refaire de la langue française une vraie langue vivante »
Le problème du niveau en orthographe est un phénomène général, qui touche les jeunes enseignants eux-mêmes. Des entreprises organisent pour leurs salariés des séances d’apprentissage du français. Des tentatives d’accommodements ont vu le jour : on dépoussière l’orthographe de temps en temps pour ne pas fossiliser la langue (ainsi, on n’écrit plus « poëme » mais « poème » depuis longtemps). Mais le mal est profond.
Mon sentiment est qu’il faut refaire de la langue française une vraie langue vivante, car elle est en train de mourir progressivement. Il faudrait considérer qu’il est plus important de savoir écrire et parler français qu’anglais ou allemand. Pour ce faire, il faut multiplier les exercices de dictée, en trouvant les moyens de les rendre plus ludiques ; refaire apprendre aux élèves du vocabulaire ; et vérifier que ce que l’on peut dire dans une salle de classe est compris des élèves. Il n’y a pas de mystère : la langue française ne s’invente pas, il faut l’apprendre.
La réponse de Michel Fayol, professeur émérite en psychologie du développement à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, spécialisé dans l’acquisition et les apprentissages :
Des évaluations nationales [comme la note de 2016 du service statistiques du ministère de l’Éducation nationale sus-citée] montrent qu’en trente ans, le niveau a considérablement baissé. Cette chute objective des performances n’est pas la même selon les types d’erreurs. Les erreurs phonétiques [différence entre ce que l’on entend et ce qui est écrit] sont stables. Les erreurs d’orthographe lexicale [erreurs sur l’orthographe du mot tel qu’on le trouve dans le dictionnaire] connaissent une augmentation mais restent limitées. L’important accroissement d’erreurs est plutôt dû à l’orthographe dite grammaticale [accord des verbes ou des adjectifs].
« Ce n’est pas seulement un problème de savoir des règles, mais de savoir-faire »
C’est un point important, car ce n’est pas seulement un problème de savoir des règles, mais aussi de savoir-faire. Ainsi, ce qui est difficile dans l’orthographe du français, c’est de mettre en œuvre ses connaissances pendant qu’on est en train de réaliser une activité qui accapare notre attention. Par exemple, pendant qu’on pense aux idées qu’on doit rassembler pour rédiger un article, pendant qu’on pense à une leçon de science…
C’est la difficulté majeure. Pour surmonter cette difficulté, il faudrait y passer beaucoup de temps. Or, le temps de scolarité en général et le temps consacré à l’orthographe ont diminué.
Autre point important : on commence à voir depuis plusieurs années des adultes qui, lorsqu’ils sont recrutés en tant qu’enseignants, ont un niveau d’orthographe qui leur permet moins bien qu’avant de faire face aux difficultés orthographiques. Autrement dit, ils sont moins bien placés pour enseigner l’orthographe. C’est un véritable problème. Auparavant, les concours de recrutement avaient un volet d’orthographe très important. Aujourd’hui, ce verrou a sauté.
Enfin, la société s’intéresse moins à la question de l’orthographe. Il y a eu un plan mathématiques [rapport remis par Cédric Villani et Charles Torossian en 2018], un plan sur la lecture [« grande cause nationale » en 2021-2022], mais il n’y a pas de plan focalisé sur l’orthographe. Sans doute, aux yeux du ministère de l’Éducation nationale, ce domaine n’est-il pas suffisamment important.
Ce que nous essayons de faire au Laboratoire de psychologie sociale et cognitive à l’université de Clermont-Ferrand, c’est trouver des protocoles susceptibles d’optimiser l’enseignement et l’apprentissage de l’orthographe. Un exemple : l’une des caractéristiques du français est que l’on n’entend pas les lettres finales de nombreux mots masculins singuliers (comme « bavard »). Mettre l’accent sur la morphologie du mot permet aux élèves d’y prêter attention et d’améliorer leurs performances, en pensant au féminin des noms ou aux familles des noms pour prévenir les erreurs. C’est relativement efficace, mais le problème est qu’il faudrait une continuité au sein de la scolarité.
« On pourrait simplifier l’orthographe, mais c’est une question de politique et non de pédagogie »
Si l’orthographe devait être profondément simplifiée, ce serait au Parlement d’en décider. On a déjà essayé : la première réforme date de 1901 et n’a quasiment pas été appliquée. La deuxième date de 1989, avec des décrets d’application apparus dix ans après. On pourrait simplifier l’orthographe, mais c’est une question de politique et non de pédagogie. Or, aujourd’hui, les élèves doivent faire face à cette situation et la seule solution est d’intervenir pour qu’ils puissent affronter les difficultés de la meilleure façon possible. Sinon, le risque est que l’orthographe se dégrade peu à peu et que l’on arrive à une situation similaire à celle du XIXe siècle, avant l’installation de l’école publique, laïque et obligatoire (voir les travaux d’André Chervel, linguiste et grammairien). Si l’on s’intéresse à l’histoire de l’enseignement de l’orthographe, on s’aperçoit que cela a été très difficile de recruter et de former des maîtres capables de l’enseigner, au début. Il a fallu du temps et beaucoup de persévérance pour y parvenir. On les avait, et on est en train de les perdre.
Conversations avec MARIE DESHAYES
Illustrations JOCHEN GERNER
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