« Comment expliquer le déni face au dérèglement climatique ? »
Tous les jeudis, le 1 sélectionne l’une de vos questions. Cette semaine, la pédopsychiatre Laelia Benoit nous éclaire sur les causes psychologiques du déni climatique.
« Les populations sont-elles hermétiques aux signes avant-coureurs d’un désastre écologique tant qu’elles n’y ont pas été directement confrontées ? »
Lucas, 22 ans, Fourgeré
La réponse de Laelia Benoit, pédopsychiatre et chercheuse associée au Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations de l’Inserm, à Paris, et qui mène en ce moment une étude sur l’impact du changement climatique sur le bien-être et la santé mentale des enfants et des adolescents au Yale Child Study Center (Yale School of Medicine) à l’université de Yale (à New Haven), aux Etats-Unis.
Il y a deux aspects à prendre en compte lorsque l’on s’intéresse au déni climatique. Tout d’abord, comme le dit le lecteur dans sa question, tant que l’on n’a pas été confronté soi-même à quelque chose, c’est difficile de s’y intéresser et de ressentir des émotions. On en a eu un exemple récent avec le Covid : l’intérêt et l’inquiétude étaient moins importants lorsque la maladie sévissait uniquement en Chine. Lorsqu’elle est arrivée en Italie, puis en France, là beaucoup de personnes ont vraiment pris conscience de l’ampleur du phénomène. Plus on est loin d’un événement, plus on a tendance à mettre une distance empathique, à considérer que ce n’est « pas notre problème », en quelque sorte. Notre cerveau humain, notre pensée est programmée pour que nous nous occupions des individus qui sont près de nous, de notre environnement proche. Les progrès technologiques des derniers siècles ont réduit les distances. Mais l’être humain reste programmé pour se représenter ce qui se passe à 100 kilomètres autour de lui, guère plus.
Le second aspect du déni face au dérèglement climatique réside dans l’angoisse de mort que la conscience de celui-ci peut exacerber. La montée des températures et les incendies qui ont dévasté le pays récemment viennent activer l’angoisse de mort qui réside en chacun de nous. Et très peu de gens savent vivre avec cette angoisse, surtout dans nos sociétés occidentales. La plupart d’entre nous tentent plutôt de s’en distraire, en travaillant, en ayant des amis, en trouvant un conjoint, en faisant des enfants, en consommant… Il y a des milliers de manières de se distraire ! Mais le changement climatique nous rappelle brutalement que ces distractions sont vaines. Et l’angoisse qu’on s’efforce d’oublier se rappelle à nous. Et que fait-on lorsqu’on ressent une émotion qu’on n’arrive pas à gérer ? On utilise nos défenses psychologiques. Le déni est la défense psychologique qui explique l’hermétisme au changement climatique. Je suis mal à l’aise devant un fait inquiétant — la crise climatique — alors je préfère détourner le regard, ne pas y penser. Même lorsque l’on admet la réalité du changement climatique, le déni peut porter sur sa cause : certaines personnes nient toute responsabilité humaine dans la crise climatique ; ce sont les climatosceptiques.
Il existe aussi bien des associations de grands-parents qui militent contre le réchauffement climatique, que des jeunes qui ne s’en soucient pas !
Ces défenses psychologiques peuvent tout à fait toucher des jeunes ou des personnes âgées. En revanche, on observe que les jeunes qui ont entre 18 et 25 ans sont beaucoup plus intéressés par le sujet du dérèglement climatique, s’informent beaucoup et sont davantage anxieux, car ils savent que ce seront eux qui y seront confrontés. Certains d’entre eux auront 40 ans en 2050 ! À l’inverse, certaines personnes âgées peuvent rencontrer des difficultés à s’intéresser au sort des générations plus jeunes. En tant qu’humains, nous ne sommes pas programmés pour avoir de l’empathie pour la troisième génération après nous, cela demande un effort d’imagination. Par ailleurs, la crise climatique réveille encore une fois notre angoisse de mort, et les personnes âgées sont davantage concernées par cette échéance. Or, si elles n’ont pas travaillé sur cette angoisse, si elles n’acceptent pas la finitude, cela peut être très dur pour elles. Certaines personnes âgées ressentent de la frustration que leur vie soit sur le point de s’achever, et de la jalousie envers les plus jeunes. C’est ce qui explique l’attitude de « après moi le déluge », qui consiste à dire « moi je suis vieux, je profite de la vie, et tant pis pour les autres ». Cependant, il ne faut pas tomber dans le cliché de la fracture générationnelle, car ces défenses contre l’angoisse de mort peuvent se manifester à n’importe quel âge, même si elles s’expriment de manière différente. Il existe aussi bien des associations de grands-parents qui militent contre le réchauffement climatique, que des jeunes qui ne s’en soucient pas ! Plutôt que de se focaliser sur de faux conflits, les citoyens devraient unir leurs forces pour avoir du poids auprès d’un certain nombre de corporations et de lobbies qui n’ont pas intérêt à ce que les choses changent.
Face au changement climatique, certaines personnes ressentent une anxiété importante, que l’on appelle « écoanxiété ». L’éco-anxiété n’est pas une pathologie, c’est une réaction saine suscitée par la prise de conscience de l’urgence climatique. Ressentir de l’inquiétude, de la peur, de la tristesse, tout cela est naturel et légitime. L’éco-anxiété ressemble à l’expérience du deuil, car il s’agit là aussi d’une expérience de perte. Et traverser un deuil, c’est sain, cela montre que l’on a conscience des enjeux. Cette éco-anxiété est également aggravée par l’inaction climatique : face à l’indifférence des autres, un sentiment de solitude s’installe, et la détresse ne fait que s’accentuer ! Là encore, le parallèle avec le deuil est intéressant : on se sentirait très isolé face à la perte d’un être qui nous est cher, si autour de nous, tout le monde poursuivait son quotidien comme si de rien n’était.
L’éco-anxiété se manifeste de manière différente selon les individus : sous forme de tristesse, de peur, de culpabilité, mais aussi d’espoir, et d’envie d’agir… Chez les jeunes, elle prend le plus souvent la forme de la colère, de l’indignation. D’un point de vue sociologique, les enfants, adolescents et jeunes adultes sont un groupe d’âge minoritaire dans notre société, qui possède moins de pouvoir que les autres, tout en étant davantage concerné par le changement climatique.
Pour inciter des personnes indifférentes à lutter contre le dérèglement climatique, (...) il faut insister sur les solutions possibles et surtout sur le bonheur que l’on peut trouver en vivant plus sobrement
L’éco-anxiété peut être transformée en action collective et revêtir un aspect vraiment positif et valorisant pour l’individu, en étant aligné avec ses valeurs, en faisant des choses qui ont du sens… Il est important aussi de valoriser cet engagement.
On le sait aujourd’hui, certaines campagnes pour le climat des années 1990 ont eu un effet délétère. Lorsque l’on voyait des photos d’un ours polaire sur la banquise en train de fondre, cela suscitait trop de stress. Le mécanisme psychologique est relativement simple : je vois quelque chose de très angoissant, mais je n’ai pas de piste concrète et directe pour aider, je me sens trop impuissant et donc désespéré. Aussitôt, la défense psychologique du déni intervient. Il me semble que pour inciter des personnes indifférentes à lutter contre le dérèglement climatique, à en prendre réellement conscience, il faut insister sur les solutions possibles et surtout sur le bonheur que l’on peut trouver en vivant plus sobrement. Passer du temps en famille, prendre le temps de faire des activités manuelles, renforcer les liens avec les personnes proches de nous, tout cela procure beaucoup plus d’épanouissement que de s’acheter le dernier smartphone en date ou de partir en vacances à l’autre bout du monde. Et lorsque l’on est ensemble, que l’on se sent aimé et bien avec les personnes qui nous entourent, on ressent moins le besoin de consommer. C’est un véritable cercle vertueux !
Conversation avec EMMA FLACARD
Illustrations JOCHEN GERNER