Quotidienne

« Elvis a-t-il inventé le rock ? »

Florian Mattern, journaliste

Olivier Julien, musicologue

Tous les jeudis, le 1 sélectionne l’une de vos questions. Cette semaine, nous répondons à Ariane, 24 ans, qui nous demande si Elvis Presley est véritablement le père du rock ’n’ roll.

« Elvis a-t-il inventé le rock ? »

« Elvis a-t-il inventé le rock ? »

Ariane, 24 ans, Montrouge

 

La réponse d’Olivier Julien, maître de conférences en musicologie à Sorbonne Université, spécialiste de l’histoire et de la musicologie des musiques populaires :

 

Avant de répondre à cette question, il convient de commencer par déterminer ce que l’on entend par « rock » et de rappeler que deux genres musicaux, deux veines vont donner naissance à cette musique : le rhythm ’n’ blues – la musique jouée et écoutée par les Afro-Américains – et la country and western – la musique des Blancs vivant en milieu rural.

Sur cette base, si l’on envisage le rock en tant que son, en tant que genre musical, la réponse serait : « Non – le rock a été inventé par Ike Turner. » Ou, plus exactement : Ike Turner a inventé le rock avec Rocket 88, le single qu’il a gravé avec son groupe, les Kings of Rhythm, dans le studio de Sam Phillips en mars 1951 (1). La raison pour laquelle ce single a été décrit par tant d’auteurs comme « le premier titre de rock ’n’ roll » tient à ce que l’on y retrouve deux éléments qui vont caractériser le genre par la suite : un accompagnement instrumental basé sur une rythmique de boogie-woogie (et rappelant, à ce titre, le jump blues, c’est-à-dire le genre qui avait dominé le marché des musiques noires tout au long des années 1940) ; mais aussi une guitare électrique jouant un riff en son saturé.

« Plusieurs versions circulent au sujet des circonstances qui ont conduit l’amplificateur de Willie Kizart (le guitariste des Kings of Rhythm) à produire un son distordu, tranchant »

Ce type de sonorité était apparu à Chicago à la fin des années 1940, quand des guitaristes de blues fraîchement arrivés du Sud avaient adopté la guitare électrique et s’étaient mis à pousser le volume de leurs amplificateurs jusqu’à en saturer très légèrement le son. Le son ainsi obtenu était toutefois sensiblement différent de celui de la guitare de Rocket 88 en ce sens qu’il résultait, dans ce cas précis, d’un accident. Plusieurs versions circulent au sujet des circonstances qui ont conduit l’amplificateur de Willie Kizart (le guitariste des Kings of Rhythm) à produire un son distordu, tranchant, mais toutes confirment son origine accidentelle. Toujours est-il que Sam Phillips, séduit par ce son (qui préfigurait davantage la pédale de fuzz de Satisfaction qu’il ne rappelait le blues électrique), insistera pour le conserver, en l’état, sur l’enregistrement.

Si l’on associe la naissance du rock à la capacité de cette musique à s’imposer sur le marché du disque américain, il serait en revanche plus juste de dire que « le rock a été inventé par Bill Haley », puisque c’est à lui que l’on doit le tout premier tube (au sens Billboard du terme ; le magazine publiant des classements, NDLR) dans l’histoire de cette musique. Ancien musicien de western swing (l’un de ces genres que l’on regroupait, depuis la fin des années 1940, sous l’étiquette de « country and western »), Bill Haley avait connu ses premiers succès régionaux au début des années 1950 en reprenant deux tubes de rhythm’n’blues – dont Rocket 88 – avant d’en arriver à composer, dans ce style, une chanson originale, Crazy Man, Crazy – qui atteindra la douzième place de l’un des charts pop publiés par Billboard en juin 1953. À noter que l’on retrouve sur ce titre les principaux ingrédients de la formule qui fera le succès du rock ’n’ roll (du moins pour ce qui concerne les représentants blancs de cette musique) à ses débuts : des enchaînements d’accords hérités du blues ; une rythmique inspirée, là encore, du boogie-woogie ; des riffs dont l’utilisation rappelle le jump blues (à ceci près qu’ils ne sont plus joués par des cuivres ou des saxophones, mais par des guitares) ; et un son en phase avec la country and western – l’un des signes les plus apparents de cette filiation étant l’utilisation d’un instrument emblématique du genre : la pedal steel guitar.

« Elvis Presley va incarner, à travers son succès, un véritable bouleversement dans l’industrie de la musique américaine »

La raison pour laquelle on a tendance à associer la naissance du rock à l’enregistrement du premier single d’Elvis Presley, That’s All Right, dans les studios de Sam Phillips en 1954 tient à ce que ce chanteur va incarner, à travers son succès, un véritable bouleversement dans l’industrie de la musique américaine. Dans les années 1950, les premiers effets du baby-boom commencent en effet à se faire sentir : les adolescents américains disposent de moyens de plus en plus importants, ils sont de plus en plus nombreux à retarder le moment où ils entrent dans la vie active, ils disposent donc de plus de temps à consacrer à leurs loisirs, ce qui va les conduire à s’imposer comme le cœur de cible de l’industrie du divertissement. Étant donné l’ampleur inédite de son succès auprès des 13-19 ans, Elvis est, plus que tout autre « pionnier » du rock ’n’ roll, associé à ce moment charnière dans l’histoire des musiques populaires.

En somme, Elvis Presley était, selon la formule consacrée, la bonne personne au bon moment : la bonne personne étant donné son goût pour les musiques noires, son charisme et son physique avantageux (toutes les personnes qui l’ont approché ont été frappées par sa beauté) ; au bon moment dans la mesure où il a fait ses débuts au milieu des années 1950, alors que le goût croissant des adolescents blancs pour les musiques noires ne pouvait plus être ignoré par l’industrie du disque américaine. Son producteur, Sam Phillips, avait été parmi les premiers à comprendre le potentiel commercial de ces musiques (sa secrétaire rapporte qu’à l’époque où il a découvert Presley, il passait ses journées à répéter : « Donnez-moi un Blanc qui chante avec le son et le feeling des Noirs et je deviendrai milliardaire »). De fait, Elvis parviendra, à l’instar de Bill Haley, à tendre un pont entre la country and western et le rhythm ’n’ blues dès son premier single en reprenant un morceau de blues, en s’inspirant de la façon de chanter des blues shouters et en se faisant accompagner par deux musiciens de country, Bill Black et Scotty Moore (respectivement contrebassiste et guitariste des Starlite Wranglers).

(1) Sortie le mois suivant, cette chanson sera annoncée comme un enregistrement de Jackie Brenston & His Delta Cats, Turner ayant décidé de faire appel à son saxophoniste pour chanter sur le disque.

 

Conversation avec FLORIAN MATTERN

14 juillet 2022
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