« Fatigue », par Georges Vigarello
L'historien spécialiste de l’hygiène, de la santé et des représentations du corps a choisi ce mot pour nous décrire comment la fatigue psychique a pris le pas aujourd'hui sur la fatigue mentale et physique.
S’il est un sentiment auquel nous devrions porter plus d’attention en ces temps qui courent, c’est bien la fatigue.
La fatigue est une sensation qui semble parfaitement banale. Comme la mort et la maladie, elle s’inscrit dans quelque chose de l’ordre de la limite. La fatigue nous restreint. Elle est une frontière au-delà de laquelle on ne peut plus aller. Elle se décline sous trois formes : physique, mentale, et psychique. Si la fatigue physique est, grâce à l’émergence de l’économie tertiaire, relativement moins présente aujourd’hui, la fatigue mentale, qui a pour principal signe la baisse momentanée des capacités intellectuelles, ainsi que la fatigue psychique, davantage synonyme de mal-être, sont désormais sur-accentuées. La fatigue psychique, plus particulièrement, en vient même à menacer dangereusement la qualité de nos vies.
C’est parce que nous vivons dans des sociétés où le relationnel prend une importance absolument majeure, que la fatigue psychique a fini par occuper cette place considérable. Elle se traduit par des questions que nous nous posons régulièrement, du type « ai-je bien fait ce que je devais faire ? », « est-ce que les gens ont été satisfaits ? ». La fatigue psychique donne le sentiment d’avoir moins envie, d’être moins mobilisé, d’éprouver du malaise, un inconfort intérieur.
Elle apparaît avec la société moderne, au moment où celle-ci commence à se structurer en termes d'État, où naissent des instances de régulation, de surveillance, comme la police, l'armée et l'administration. Car la montée de l'administration, c'est la montée du risque d’être confronté à des pressions contradictoires. L'administrateur de Louis XIV, par exemple, doit résoudre des conflits, répondre à des instances pas toujours homogènes, et donc à des sollicitations parfois contradictoires. Pour la première fois, l’humain est confronté à la fatigue psychique. De cette époque date l’apparition d’expressions nouvelles, comme "il est las de", "il est fatigué de".
Plus la société se modernise, plus ce type de souffrance est en mesure de s'accroître. La fin du XIXe siècle est en en ce sens une étape marquante. Brusquement, la société s’accélère. On lit la presse tous les jours, le téléphone et le télégraphe raccourcissent les distances et le temps devient de plus en plus pressant. Émile Zola disait déjà qu’il ne pouvait suivre la presse quotidienne, car elle lui provoquait une émotion tel jour, et une autre le lendemain. Aujourd’hui, nous nous sommes habitués à lire un quotidien, mais l’information en continu est devenue une nouvelle pression à gérer. Cette difficulté face aux débuts de l’accélération est magnifiquement décrite dans les témoignages d’instituteurs du XIXe siècle, qui ont vu leur rôle se démultiplier. Ils sont à la fois secrétaire de mairie et d'associations culturelles, ont en charge des élèves aux niveaux quelque peu disparates. Parce que la réalisation est impossible, ils font face à un conflit intérieur, à une fatigue porteuse d'impuissance, de difficultés et de limites.
Les spécificités sur la fatigue psychique ne sont, à mes yeux, pas suffisamment relevées, bien qu’elles soient absolument majeures. Leur versant contemporain est même particulier. Jamais comme aujourd'hui, le sentiment d'autonomie, de disposer de soi, d'avoir des possibilités de décision n'a été aussi majeur. Il l’est pour une triple raison : d’abord, les consommations vous donnent la certitude inédite que vous faites face à des choix qui relèvent de votre propre décision. Par ailleurs, la force de la démocratie, malgré ses défauts, ses limites et ses complications, n'a jamais été aussi importante. Enfin, l'espace psychologique, la montée du psychique, le sentiment que votre moi a pris du volume, n'a été aussi important. Nous sommes des sociétés qui se sont insensiblement psychologisées. J’en veux pour preuve l’existence d’un ensemble de thérapies possibles, de la psychanalyse à la sophrologie.
Parallèlement, le sentiment de la limite s’est proportionnellement développé, et de manière d’autant plus marquée depuis le début de la pandémie, au point de créer un « syndrome d’empêchement ». L’intrusion, la contrainte et l’obligation imposées par autrui n’est par conséquent absolument plus supportable. D'où l'importance aujourd’hui de notions telles que le harcèlement, qu’il soit d’ordre sexuel, professionnel, moral, scolaire... La montée en puissance de tels mots est révélatrice de cette impossible cohabitation entre pic d’autonomie et pic d’intrusion, qui entraîne cette fameuse fatigue psychologique, une fatigue de l'insatisfaction, du malaise ; une fatigue qui a du mal à se nommer et qui n'en est pas moins intérieure. Cette fatigue créatrice d'impuissance, d'impossible, bref, qui conduit au stress, au burn out, et à quelque chose qui est de l'ordre de la dépression.
La fatigue psychique est devenue cruciale. Si nous n'en prenons pas conscience, si nous ne la travaillons pas, nous vivrons en situation d'insatisfaction continuelle. Il faut davantage s’appliquer à en connaître l'origine et les itinéraires pour parvenir à la négocier. Ce travail doit se faire à l’échelle individuelle. La fatigue est à la fois une question sociale et collective, mais c'est inévitablement aussi une question personnelle.
conversation avec MANON PAULIC
dessin JOCHEN GERNER
photo JERÔME PANCONI / Fayard
Bio express
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Georges Vigarello, spécialiste de l’histoire de l’hygiène, de la santé et des représentations du corps a dernièrement publié Histoire de la fatigue : du Moyen Âge à nos jours (Seuil, 2020).