Quotidienne

« Amplitude », par Marie Robert

Manon Paulic, journaliste

Marie Robert, philosophe

Pour la créatrice du podcast Philosophy Is Sexy, l’amplitude invite à une réflexion sur l’espace et toutes les possibilités qu’il nous offre, toutes ses nuances entre grands succès et cuisants échecs.

« Amplitude », par Marie Robert
© Pascal Ito / Flammarion

Dans nos sociétés performatives, dans nos systèmes scolaires, dans nos manières contemporaines d’aborder la vie, nous sommes conditionnés à penser uniquement le très haut et le très bas. D’ailleurs, nous allons souvent extrêmement bien, ou très, très mal. Nous sommes comme prisonniers d’une pensée de la verticalité, comme condamnés à nous situer sur son échelle. Or, je crois beaucoup plus aux zones grises. Pas seulement à la verticalité, donc, mais aussi à l’horizontalité et à tout ce que nous avons autour de nous. C’est cela que l’amplitude désigne : tout cet espace qui se diffuse entre notre corps et le reste du monde. L’amplitude, c’est le très haut, le très bas, et tout ce qu’il y a entre les deux. L’amplitude invite à une réflexion sur l’espace, sur la manière dont on s’empare de celui-ci, de tout ce qui nous entoure. Cela commence par un vêtement ample dans lequel on se sent bien, justement parce qu’il y a de l’espace entre nous et le tissu. Et si on tisse le fil de l’amplitude, on s’aperçoit qu’elle reflète une véritable philosophie d’existence.

« L’amplitude invite à une réflexion sur l’espace, sur la manière dont on s’empare de celui-ci, de tout ce qui nous entoure »

Quelqu’un m’a dit un jour qu’au tennis, le geste ample, c’est lorsque l’on termine parfaitement son coup droit. Au lieu de l’arrêter en plein geste, de le casser au moment où la balle est de l’autre côté du filet, on termine son coup droit en écharpe, jusqu’au bout, alors même que la balle est déjà arrivée à destination. L’amplitude, c’est ça : aller jusqu’au bout, habiter tout le volume que l’on a autour de soi. Ce texte est un appel à l’amplitude globale. À se sentir bien dans son vêtement, dans son existence.

On retrouve cette pensée chez le philosophe tchèque Jan Patočka. Dans Liberté et sacrifice, écrits politiques (Million, 2002), il écrit :  

« L’homme entre dans l’amplitude en subissant la fascination des limites qui enserrent sa vie. Il est contraint d’affronter ces limites pour autant qu’il aspire à la vérité. Celui qui veut la vérité ne peut se permettre de la rechercher uniquement dans les plats pays de l’existence, ne peut se laisser endormir par la quiétude de l’harmonie quotidienne ; il est tenu de laisser croître en lui l’inquiétant, irréconcilié, l’énigmatique, ce dont la vie ordinaire se détourne pour passer à l’ordre du jour. »

« Pour avoir une vie ample, il faut avoir des rêves amples », dit le philosophe Patočka

Patočka explique qu’il faut avoir cette capacité à ne pas vouloir tout résoudre. Il faudrait vouloir, au contraire, traverser l’amplitude. Ne pas vouloir toujours dialectiser, répondre, choisir entre aller bien ou aller mal, mais apprendre à traverser toutes ces couches de l’existence, à vraiment s’exercer dans cette prise de possession de l’espace dans toutes ses dimensions. Il dit quelque chose que je trouve très beau : pour avoir une vie ample, il faut avoir des rêves amples.

L’amplitude est précieuse, et sans doute d’autant plus en cette période où l’on traverse des états émotionnels singuliers et des crises politique, économique, sociologique, qui nous forcent à penser la verticalité. Nous pourrions pourtant penser ces crises comme des périodes transitoires. Parce que l’amplitude, c’est aussi une transition. Elle est affranchie d’un point central : il y a tout un espace à habiter. L’amplitude, c’est se dire que l’on n’est pas en train de viser un quelconque progrès, une quelconque résolution ou réussite. Au contraire, c’est se dire que l’on essaye simplement, tant bien que mal, d’habiter nos différents espaces :  notre espace intime, celui de notre corps, notre espace social, notre espace politique.

« À chaque instant, il se passe quelque chose, il y a quelque chose à vivre »

Dans le système scolaire classique, il y a toujours cette idée d’emmener les élèves à résoudre un exercice, aller d’un point A à un point B. J’adore la pédagogie Montessori parce qu’elle pense différemment. On ne réfléchit pas en termes de première année de maternelle, deuxième année, troisième année, CP. On pense « trois-six ans » et « six-douze ans ». J’aime cette idée d’enveloppe. Les parents me demandent souvent : « Quand est-ce que notre enfant saura lire ? » En réalité, je ne sais pas. Le volume scolaire est ample lui aussi. Évidemment, certains savent lire à quatre ans, mais d’autres auront besoin de la totalité de la plage « trois-six ans » pour acquérir tous les apprentissages. Je trouve que penser cette amplitude scolaire, c’est penser le présent dans toutes ses dimensions et ne pas être toujours dans la projection d’un futur à venir et d’une résolution. Il y a toujours 1 000 choses à acquérir. À chaque instant, il se passe quelque chose, il y a quelque chose à vivre. L’amplitude, c’est la richesse du présent, la richesse du vécu.

« Le développement personnel cherche lui aussi à nous emmener quelque part »

On retrouve cette tendance à la verticalité dans de nombreux aspects de nos vies, y compris même dans le développement personnel qui cherche lui aussi à nous emmener quelque part. Chercher à être davantage soi-même est totalement illusoire. Nous sommes pleinement nous même à chaque instant de notre existence.

La France, particulièrement, vit cette amplitude. Nous ne sommes pas malheureux, et pour autant, il y a cette angoisse sous-jacente de l’écologie, du pouvoir d’achat. On essaye de naviguer dans tout cela avec notre culpabilité, nos privilèges. Les réseaux sociaux accentuent ce phénomène. On passe d’une story sur le droit à l’avortement à un code promo, à un article sur le nouveau gouvernement. On est dans une succession de hauts, de bas, d’à-côtés. L’amplitude, c’est aussi cette capacité à être fragmentée et à l’accepter. On peut à la fois être mort d’inquiétude pour le droit à l’avortement aux États-Unis et ses conséquences en Europe, et en même temps, se demander quelle terrasse on réserve ce soir.

Au fond, l’amplitude est un appel à la tendresse. Un appel à un peu d’humilité. Le très haut et le très bas, c’est le choix entre l’humiliation et le narcissisme. Je crois qu’il y a d’autres alternatives que se sentir comme un héros ou comme un moins que rien. 

 

Conversation avec MANON PAULIC

 

Bio express

Enseignante en philosophie, Marie Robert a fondé quatre écoles Montessori, à Paris et à Marseille. Sa passion pour la transmission la pousse à remettre la philosophie dans nos vies intimes et professionnelles. Son premier livre, Kant tu ne sais plus quoi faire… il reste la philo (Flammarion, 2018) a été traduit dans une quinzaine de pays. Son dernier roman, Les Chemins du possible (Flammarion, 2022), prend la forme d’une épopée par laquelle elle explore les différentes écoles de la philosophie. Elle est aussi la créatrice du podcast Philosophy Is Sexy. Quel que soit le support, la perspective est toujours la même : questionner les notions qui habitent notre quotidien pour mieux penser sa vie et vivre sa pensée. 

18 juillet 2022
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