« Festival », par Emmanuelle Lallement
[Une semaine aux Francos 1/7] Toute cette semaine, le 1 se met au diapason des Francofolies de La Rochelle ! Ce lundi, l’anthropologue Emmanuelle Lallement revient sur le phénomène des festivals, de leurs origines aux problématiques actuelles qui les traversent.
Il y a un an, l’anthropologue Emmanuelle Lallement expliquait dans un grand entretien au 1 à quel point la fête est universelle et participait à l’exposition « Bientôt nous danserons » du photographe Laurent Laborie. L’exposition est actuellement présentée aux Rencontres de la photographie d’Arles. La France se prépare à danser, l’été est lancé !
Alors que nous entrons dans la saison des festivals, il est intéressant de revenir sur ce phénomène aux multiples facettes, particulièrement intéressant pour les anthropologues.
Le festival et la fête possèdent la même étymologie : festa, festivus, c’est-à-dire « ce qui est relatif à la fête ». Mais là où la fête renvoie a priori au phénomène anthropologique et à sa dimension traditionnelle voire rituelle, le festival, lui, nous plonge dans le domaine des rassemblements éphémères et récurrents qui sont à la fois sociaux, festifs, culturels, touristiques et qui participent du développement territorial. Cependant, tous deux évoquent l’idée de célébration. Et des fêtes traditionnelles ont pu ainsi se muer en festival pour suivre la tendance du développement des festivals dans le monde occidental.
Peut-on échapper à la « festivalomania » ?
Le festival existe-t-il alors en soi ou bien doit-on dire « les festivals » tant ils recouvrent une diversité de formes d’expressions, plus ou moins festives ? Dans l’idée de festival, c’est sa grande plasticité qui est caractéristique. Si le cadre conceptuel est a priori commun, le phénomène empirique est résolument pluriel. Nous en observons une variété quasi infinie, de Solidays à Paris au Festival international de géographie de Saint-Dié dans les Vosges, du Hell Fest à Clisson au Festival du journal intime à Saint-Gildas-de-Rhuys, en Bretagne. Et prenons simplement l’usage qu’on fait du mot : à la réalité festivalière qui nous fait voyager immédiatement au Festival d’Avignon, à celui de Coachella en Californie ou bien encore à celui des Vieilles Charrues à Carheix, s’y ajoute un ensemble d’expressions populaires. On entend alors « festival de bonne humeur », selon un usage très laudatif, tout comme d’un « festival de bêtises », plutôt péjoratif.
Certains spécialistes ont pu désigner sous le terme « festivalisation » à la fois ce processus qui transforme un certain nombre d’événements culturels en festivals, ainsi que le phénomène festivalier qui voit se multiplier les festivals ici et là, dans le monde urbain comme dans le monde rural. Cette extension de la forme du festival s’entend quelquefois comme une « colonisation festivalière » de la production et des pratiques culturelles, spécialement en été. Et n’est-ce pas d’une « recette festivalière » dont on se prend à parler pour organiser voire revendiquer un festival dans tel ou tel territoire articulant identité locale et attractivité, thème fédérateur et développement culturel et économique ? Peut-on alors échapper à la « festivalomania » ?
À l’origine, le festival est essentiellement musical. En effet, la musique a toujours eu un lien consubstantiel avec l’idée de festival. À l’approche de l’été, les programmations le sont majoritairement mais sans toutefois que cela n’épuise le phénomène. Et comme l’ont montré les sociologues spécialistes des publics des festivals Emmanuel Négrier et Aurélien Djakouane, la programmation musicale en tant que telle n’est pas l’unique motivation car il s’agit aussi d’y faire la fête. En effet, « faire festival », c’est pour les festivaliers habitués, participer d’un moment, circonscrit dans le temps et dans l’espace, de convivialité et de relatif lâcher prise qui implique une socialisation particulière. On ne naît pas festivalier, on le devient !
Dans la fête comme ailleurs, les inégalités se font jour
Dans cet espace supposément détaché des règles du quotidien, des formes de performativité, de mise en scène de la convivialité et de la détente sont à l’œuvre. Dans ce type de rassemblement festif où l’on consacre le temps vécu comme une rupture avec la vie ordinaire, on ne s’affranchit en réalité pas de la société. Si festival et fête sont étroitement liés, c’est que l’un comme l’autre constitue des moments d’effervescence voire de chaos festif, mais sont inscrits dans l’ordre social lui-même. Ils sont des modalités de l’être-ensemble et non pas de simples et pures inversions des codes sociaux ordinaires. Cette ambivalence du festival et de la fête, entre rupture et ordre social se reflète dans les problématiques et les débats qui les animent actuellement.
Prenons par exemple la question de l’insécurité des femmes dans les espaces publics. Les lieux festifs n’échappent pas au problème. Dans la fête comme ailleurs, les inégalités se font jour et les rapports sociaux de sexe travaillent puissamment les places et comportements de chacun. Le relâchement n’est pas le même pour tout le monde, et les femmes n’ont pas toujours le loisir du lâcher-prise, voire demeurent, même au cœur de la fête, dans une forme de contrôle ou de vigilance. Les lieux festifs et les festivals mettent à ce titre en œuvre des actions et initiatives de prévention et de formation. Ainsi forment-ils des espaces de prévention de la violence, comme ils le font au sujet des conduites à risques, de la drogue et de l’alcool. Sans compter la manière dont ils prennent aussi la mesure des enjeux environnementaux. En ce sens, les festivals incarnent ce qui se joue plus largement dans la société. Ils en constituent un miroir.
Après la pandémie, le désir de se retrouver, de refaire nombre et de refaire corps est bien là
Après deux années de pandémie et en période encore incertaine de reprise épidémique, les festivals sont davantage encore au cœur de l’attention. Formes à la fois si résilientes mais toujours vulnérables des grands rendez-vous de l’été, ils sont cette année investis d’un sens redoublé du rassemblement, celui des retrouvailles. Le désir de se retrouver, de refaire nombre et de refaire corps est bien là. Et si les billets pour les festivals de l’été se sont vendus à guichets fermés, force est de constater que ce n’est pas le cas de toutes les autres manifestations et sorties culturelles… Comme si la synchronisation physique et sociale qui s’opère avec cette intensité particulière en festival était ce qui avait avant tout manqué. Si le festival est à ce titre le symbole d’un monde d’avant avec lequel renouer, il fait sans doute également figure d’espace social où s’expérimente un monde d’après.
Bio express
Emmanuelle Lallement est anthropologue et professeure des universités à l’Institut d’études européennes de Paris, membre du Laboratoire architecture, ville, urbanisme, environnement. Ses recherches portent notamment sur la ville et la fête. Elle a dirigé en 2018 le numéro « Éclats de fête » de la revue Socio-Anthropologie (éditions de la Sorbonne).