Quotidienne

« Déni », par Isabelle Autissier

Isabelle Autissier, navigatrice et écrivain

Marie Deshayes, journaliste

Avant de partir voguer jusqu’en septembre vers l’Islande et le Groenland, la navigatrice et écrivain a confié au 1 à quel point le déni face à l’urgence climatique lui semblait caractéristique de notre époque.

« Déni », par Isabelle Autissier
illustration Stéphane Trapier

Le déni est à la fois le sujet de mon dernier roman, Le Naufrage de Venise, mais c’est surtout le sujet de mes préoccupations en tant que citoyenne de cette planète. C’est l’un des grands mots qui me paraît caractériser notre époque, où on dispose de bases scientifiques extrêmement solides pour comprendre, prévoir, anticiper et décrypter tout ce qui nous entoure… mais où, finalement, on ne fait pas grand-chose.

J’y vois plusieurs explications possibles, mais la première de toutes, c’est qu’agir différemment ne nous arrange pas. On est dans une jouissance et une consommation sans freins qui font qu’on se comporte un peu comme des gosses. On ne veut pas voir ce qui est devant nous. Ce qui se profile nous fait peur, et il est évidemment plus facile de détourner le regard.

Il existe aussi d’autres raisons peut-être plus audibles, comme la difficulté de s’adapter ou les incertitudes qui résulteraient de ces changements de vie. La situation est pourtant préoccupante : on ne fait pas ce qu’il faudrait et, plus le temps passe, plus on se met en danger.

Le prix de l’inaction est infiniment supérieur au prix de l’action

À présent, faire de l’écologie punitive pour tenter d’agir, ce n’est pas comme cela que je conçois l’écologie. Ce n’est pas moi qui ai inventé la formule, mais le prix de l’inaction est infiniment supérieur au prix de l’action. Ainsi, on peut trouver que cela coûte cher de mettre en place des mesures concrètes, mais cela coûtera infiniment plus cher de ne rien faire. Sachant cela, je vois une dissonance entre notre connaissance des risques encourus, d’une part, et d’autre part le côté émotionnel qui nous gouverne et nous empêche d’agir logiquement.

Il est impossible de ne pas se sentir concerné par le danger climatique et de se reposer uniquement sur les futures générations : on voit très bien ce qui se passe autour de nous, ne serait-ce qu’avec les inondations et les canicules. En particulier en Europe occidentale et aux États-Unis, on pense que la richesse et la puissance technique vont nous tenir éloignés de ces problèmes, comme si cela ne concernait que les pays pauvres : « Ce n’est pas de chance pour eux, mais nous, on va trouver des solutions. » C’est en filigrane de mon roman. On fait un barrage pour protéger Venise, on ferme les portes de l’Adriatique et de la lagune en pensant que cela va résoudre le problème. Sauf que cela ne résout rien du tout.

Le mot « sobriété » est totalement absent du débat sur la transition énergétique

Ce scientisme, cette confiance aveugle dans des solutions miracles qui ne demanderaient aucun effort participent aussi du déni : c’est ce que je constate aujourd’hui quand le mot « sobriété » est totalement absent du débat sur la transition énergétique. On nous promet que l’on va décarboner la production énergétique et donc miser sur le nucléaire et le renouvelable. Mais à aucun moment on ne dit que ce qui est absolument indispensable, c’est que l’on réduise notre consommation.

À partir de 2035, les voitures ne pourront plus être vendues en mode thermique, mais uniquement électrique. Évidemment, il faut passer par le fait que les véhicules n’utilisent plus de ressources fossiles. Mais avant tout, il faut qu’on arrête de se déplacer n’importe comment pour n’importe quoi, de transporter les marchandises d’un bout à l’autre de la planète. Si on ne s’attaque pas à cela, ce sera peut-être intéressant de faire marcher des camions à l’hydrogène ou à l’électricité, mais cela ne va absolument pas résoudre le problème. Sans oublier qu’on ne sait pas comment produire le nombre de térawatts nécessaires pour faire marcher ce système.

Parfois, je me dis qu’on manque d’imagination pour associer ces données à nos histoires personnelles

Je ne sais plus comment dire les choses, un peu comme les scientifiques du Giec. Cela fait trente ans qu’ils publient des études qui se sont jusqu’à maintenant révélées exactes. On les écoute poliment et puis on passe à autre chose. Parfois, je me dis qu’on manque d’imagination pour associer ces données à nos histoires personnelles et donc arriver à traduire dans notre vécu, actuel et futur, ce qui va se passer. Même si c’est sur un registre différent, on s’aperçoit soudainement que la guerre en Ukraine a des répercussions planétaires. Le prix du bois augmente, donc le prix de mes meubles de jardin aussi. Évidemment, le dérèglement climatique ou l’écroulement de la biodiversité a des conséquences beaucoup plus graves et on va entrer dans des ères de risque de pénurie, d’incertitude, de privation.

J’essaye donc de toucher le public par le biais du roman, car il permet de s’identifier avec les personnages. Dans Le Naufrage de Venise, on est un peu les trois personnages principaux à la fois : la mère qui ne veut pas que ça change, le père qui veut continuer à produire de la richesse, et enfin la fille qui se dit que ça ne peut pas continuer comme ça. Qu’il faut essayer de se battre.

 

Le Naufrage de Venise, Isabelle Autissier, Stock, mai 2022, 200 pages, 20,50 €

Bio express

Ancienne navigatrice en solitaire, Isabelle Autissier a été la première femme à boucler un tour du monde à la voile en compétition. Et puis l’ingénieur-baroudeuse s’est essayée à l’écriture, avec succès : en 2015, son troisième roman Soudain, seuls (rééd. Le Livre de poche, 2016) a figuré dans la liste du prix Goncourt. En parallèle, elle milite pour la défense de l’environnement au sein du WWF, dont elle préside la branche française depuis 2009.

25 juillet 2022
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