Quotidienne

« Migrations », par Jean-Paul Demoule

Marie Deshayes, journaliste

Jean-Paul Demoule, archéologue

Les migrations ont toujours fait partie de l’histoire de l’humanité. L’archéologue et historien Jean-Paul Demoule en retrace les grandes constantes, depuis le départ d'Afrique des Homo erectus il y a deux millions d’années, et depuis les Homo sapiens et leur invention de l’agriculture.  

« Migrations », par Jean-Paul Demoule
photo Marie Deshayes

Ce qu’il me tient à cœur de démontrer, c’est qu’il y a toujours eu des migrations dans l’histoire de l’humanité et que l’on en retrouve les mêmes constantes à partir du néolithique. À cette époque en effet, le monde des chasseurs-cueilleurs nomades est remplacé par celui de l’agriculture sédentaire. Et nous sommes passés de 2 millions d’humains sur l’ensemble de la planète à bientôt 10 milliards, en seulement 10 000 ans (ce qui ne représente que 4 % de la durée d’existence d’Homo sapiens).

La première constante dans l’histoire des migrations, c’est la démographie : lorsqu’il y a de plus en plus de monde dans une région par rapport aux capacités de production, le surplus de population doit se déplacer ailleurs. Cela a été le cas dès les premiers foyers d’agriculture il y a 10 000 ans, mais aussi bien avec le départ des Irlandais vers les États-Unis au XIXᵉ siècle après les grandes famines… On retrouve ainsi un mouvement continu pour accéder à des lieux susceptibles de nourrir ces surplus de population, joint à une obligation de course au progrès technique permanent afin de produire toujours plus.

La deuxième constante, c’est la violence de la plupart des sociétés humaines. On trouve de la violence politique avec l’apparition des premiers États, en lien avec l’augmentation continue de la démographie, depuis 5000 ans. La violence économique est utilisée pour accroître les richesses et provoque des migrations par le déplacement forcé d’esclaves – la traite arabo-musulmane pendant environ mille ans, et la traite atlantique européenne pendant trois siècles, avec à peu près le même nombre de déracinés.

D’une certaine façon, on pourrait considérer que l’exode rural provoqué par la révolution industrielle n’est pas si éloigné de ces grands déplacements de population, même s’il n’est pas directement forcé. Ce sont en effet des paysans qui n’ont plus les moyens de vivre sur place et qui sont attirés par les centres industriels. En France, ils quittent des régions pauvres économiquement, puis viennent de plus en plus loin : Italie, Espagne, Belgique, Pologne, puis les colonies. On retrouve le même schéma pour les différentes puissances industrielles.

La première phrase des Mémoires d’espoir du général de Gaulle – « La France vient du fond des âges » – n’a aucun sens

Troisième constante : le métissage permanent des sociétés. Il n’y a pas de société « pure ». La première phrase des Mémoires d’espoir du général de Gaulle – « La France vient du fond des âges » – n’a aucun sens, quel que soit le respect que l’on puisse avoir pour le grand homme. Dans une « vieille » nation comme la France, des Homo erectus puis des Sapiens sont d’abord venus d’Afrique, puis des agriculteurs néolithiques sont arrivés du Proche-Orient ; les Grecs ont fondé des villes comme Marseille ou Béziers, puis les Romains ont envahi la Gaule ; les « invasions barbares » voient l’arrivée des Francs et des Burgondes ; s’en suivent les juifs et les morisques expulsés d’Espagne, les gitans qui arrivent au XIVᵉ siècle, tandis que les armées royales comptent un tiers de mercenaires étrangers… A partir de la fin du XVIIIe, avec la révolution industrielle, arrivent les Belges, les Italiens, les Portugais, les Espagnols, puis les réfugiés politiques comme les Polonais au XIXᵉ siècle, les Arméniens en 1915, les républicains espagnols (500 000 personnes), les juifs d’Europe centrale du fait des pogroms, puis les travailleurs venus des anciennes colonies… Les migrations n’ont jamais connu d’interruption.

Quand on parle aujourd’hui de « grand remplacement », on voit bien qui est censé « remplacer ». Mais qui est remplacé ? La population française est constituée d’un mélange permanent.

La quatrième constante, c’est que l’immigré est toujours le bouc émissaire qui sert à serrer les rangs. Chez les Grecs, le barbare (barbaros) est celui qui fait des borborygmes, celui qu’on ne comprend pas. Quand on dit : « les grands-remplaceurs ne sont pas comme nous, ils ne mangent pas pareil, ils ont une sexualité menaçante, etc. », on tient exactement le même discours. Et les discours que l’on entend aujourd’hui contre les immigrés venus d’Afrique ont été tenus à l’identique, il y a un siècle, contre les Italiens, les Arméniens ou les juifs d’Europe centrale.

La cinquième constante est pourtant pleine d’optimisme parce que je constate que Sapiens arrive quand même à faire société, globalement. De fait, les sociétés finissent toujours par intégrer les immigrés. Par ailleurs, le réchauffement climatique va certes créer de nouveaux mouvements de population – des régions comme la Hollande, le Bangladesh ou la Camargue vont disparaître. Mais Sapiens est extraordinairement adaptatif. Il y aura effectivement des conflits violents, sans doute des millions de morts, aussi bien à cause de la montée des eaux que de la désertification. Mais l’humanité ne va pas disparaître pour autant.

Conversation avec MARIE DESHAYES

Illustrations JOCHEN GERNER

 

Bio express

Jean-Paul Demoule, professeur émérite à Paris 1, est archéologue et historien de la protohistoire. Ses ouvrages portent sur les constructions idéologiques autour de l’archéologie et sur la question de ses usages publics et politiques. Il a publié en 2022 Homo migrans. De la sortie d'Afrique au grand confinement aux éditions Payot. 

08 août 2022
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