Quotidienne

« Espace », par Floriane Chinsky

Emma Flacard, journaliste

Floriane Chinsky, rabbin

Espace politique, espace créatif… La rabbin et docteure en droit analyse les nombreuses dimensions de cette notion qui « ouvre des possibles ».

« Espace », par Floriane Chinsky

Dans la sonorité même du mot « espace », il y a quelque chose d’ouvert : « es-pace », une question ouverte, « est-ce… », une notion temporelle qui se déroule devant nos yeux, « passe… ». C’est cette ouverture que j’apprécie, et qui confère du sens à ce mot. Cette ouverture résonne dans de nombreuses dimensions, c’est une symphonie.

Quand je pense à l’espace, je me vois allongée sur l’herbe face à un ciel étoilé et je pense à la fois à l’immensité du monde, à notre petitesse et à l’infini qui réside dans cette petitesse qu’est notre vie. Je pense à l’aspect miraculeux et inattendu de notre existence, de son caractère à la fois merveilleux et fragile, éphémère.

L’espace évoque également pour moi un lieu des possibles dans la rencontre, qui me passionne. Le psychologue américain Marshall Rosenberg, qui a théorisé un processus de communication intitulé « Communication non violente », raconte qu’il commençait toutes ses conférences en interrogeant les personnes participantes sur le mystère de la rencontre. D’où vient ce sentiment qui nous émeut et nous élève lorsque nous entrons réellement en contact avec autrui ? L’espace renvoie à un entre-deux, un vide qui peut accueillir du nouveau, une autorisation, que je nomme parfois transcendance dans un élan poétique, un au-delà de soi.

L’espace interpersonnel est également ce qui permet d’être soi-même sans être envahissant, de voir l’autre libre sans se sentir envahi. L’espace qui me sépare de l’autre me permet de bouger librement sans l’impacter, il autorise à se rapprocher et à s’écarter. Les mots peuvent ouvrir cet espace ou le fermer. Par exemple, si je dis « j’ai soif », est-ce que votre place vous permet de gagner de la liberté, de dire « j’ai de l’eau » ou de dire « j’ai soif aussi » ? Ou au contraire le désir exprimé va-t-il se coller à vous et réduire votre liberté ? Allez-vous vous sentir obligé de me secourir ? Pour partager, il faut partager ce qui existe en nous, et que nos expressions se soutiennent.

L’espace évoque également l’idée de consentement au cœur de nos réflexions dans le couple et dans la société. Il faut de l’espace pour que le désir puisse naître et de l’espace pour que le consentement puisse naître ; capacité d’accueillir le oui et le non, le désir de l’autre et son refus. C’est la vraie rencontre des libertés, dans un espace ouvert et partagé, qui donne une énergie de vie incroyable.

Il faut de l’espace pour que le désir puisse naître et de l’espace pour que le consentement puisse naître 

Sur le plan collectif et politique, on peut parler d’une « qualité de l’espace ». Pour Hannah Arendt cette qualité de l’espace est la condition de notre existence personnelle et politique, et selon elle, l’espace entre les hommes est l’espace vital de la liberté, qui permet à chacun et chacune d’engendrer de nouveaux commencements. Dans l’interprétation juive, c’est exactement ce que le premier livre de la Bible enseigne lorsqu’il énonce que les Forces (dieu) ont créé l’être humain à son image, doté lui-même d’un pouvoir créateur. Si la Force créatrice nous a créés à son image, nous sommes nous-mêmes emplis de ce pouvoir d’engendrement. Il me semble que l’Assemblée citoyenne pour le climat est un excellent exemple de la capacité d’intelligence et de créativité des personnes lorsqu’elles bénéficient d’un espace de réflexion et de parole de qualité. Le mouvement Extinction Rebellion, dans sa lutte contre le dérèglement climatique, veille aussi à la qualité de cet espace par le développement d’une « culture régénératrice », une attention portée sans cesse à l’équilibre des personnes participantes.

À titre individuel, il me semble important aujourd’hui de nous interroger sur l’espace qui nous est accessible. Quels espaces de liberté nous permettent de nous déployer ? Quels mécanismes de terreur nous réduisent ? Pouvons-nous exprimer notre pensée librement ou sommes-nous voués à la vigilance, à la peur de commettre des erreurs, d’être jugés, d’être attaqués ? Quelles censures et quelles autocensures nous appauvrissent, et appauvrissent ainsi l’ensemble de nos sociétés ?

L’espace me permet d’être libre, en harmonie avec la liberté des autres

La première chose pour ne pas être contrôlé est d’avoir des garanties sur la satisfaction de nos besoins primaires, l’accès à l’air, l’eau, la nourriture, la régulation de la température de nos corps, le repos en sécurité. La menace est présente même pour une chose qui semble aussi triviale que la qualité de l’air dans des écoles, et la crise écologique se fait déjà sentir. L’école joue-t-elle son rôle d’espace permettant la sécurité, et d’être vraiment soi-même ? L’espace public est-il réellement un lieu où l’on peut se mouvoir sans crainte en tant que nous-mêmes, indépendamment de notre sexe, de notre genre, de notre orientation sexuelle, de notre âge, de la couleur de notre peau, de la vivacité ou de l’usure de nos corps ?

Nous vivons dans des espaces et ainsi, nous contribuons par notre seule présence à modifier leur qualité. Parfois, nous sommes nous-mêmes en position d’« ouvrir des espaces ». J’ai la chance de faire cela dans des contextes très variés, dans ma synagogue, dans le dialogue interconvictionnel, dans les ateliers d’écoute mutuelle que j’anime. Ce sont des groupes de partage d’écoute, à temps égal. Dans ces sessions, chacun et chacune peut s’exprimer sans crainte de censure, explorer ses possibles, ses espaces intérieurs. L’espace est donc également pour moi une chose que je travaille, qui me permet d’être libre, en harmonie avec la liberté des autres. En parlant de l’espace, nous nous ouvrons à toutes ses dimensions.

 

Bio express

Floriane Chinsky est docteure en droit, rabbin et formatrice en écoute mutuelle. Elle a récemment publié, avec l’imame Kahina Bahloul et la pasteure Emmanuelle Seyboldt, Des femmes et des dieux (Les Arènes, 2021).

15 août 2022
Retour

Nous vous proposons une alternative à l'acceptation des cookies (à l'exception de ceux indispensables au fonctionnement du site) afin de soutenir notre rédaction indépendante dans sa mission de vous informer chaque semaine.

Se connecter S’abonner Accepter et continuer