« Crypte », par Philippe Sands

La crypte décrit un endroit où l’on peut enfermer des secrets, a priori pour toujours… Sauf que ces secrets trouvent toujours un moyen d’en sortir. J’ai choisi ce mot parce que le fil rouge de tout mon travail, que ce soit en tant qu’avocat plaidant devant les tribunaux internationaux, ou en écrivant ce livre, La Dernière Colonie, et les précédents – Retour à Lemberg, La Filière – est de mettre la lumière sur des faits méconnus.

L’idée de la crypte vient du travail de deux psychanalystes hongrois, Nicolas Abraham et Maria Torok. Ils ont décrit dans les années 1960-1970 qu’un être humain confronté à un trauma peut enfermer à clé les sources du traumatisme dans une crypte en espérant qu’elles n’en sortiront jamais. Mais elles en sortent de manière imprévisible, et très souvent en sautant une génération. Il y a ainsi des formes de communication inconscientes entre grands-parents et petits-enfants : c’est ce qu’ils ont appelé la théorie de la crypte. « Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres », ont-ils écrit en 1975 dans L’Écorce et le Noyau.

On ne sait pas exactement comment et pourquoi certaines choses sont révélées. On peut se poser la question pour tous les livres que j’ai écrits. À l’origine de Retour à Lemberg, j’ai reçu une invitation pour participer à une conférence dans cette ville que je ne connaissais pas [Lemberg, également appelée Lviv, dans l’Ukraine actuelle]. Je découvre alors que c’est la ville où est né mon grand-père, et que le sujet sur lequel j’allais donner une conférence – les origines des notions juridiques de crimes contre l’humanité et de génocides – a émergé dans cette même ville !

« En 1973, Liseby Élysé avait 20 ans et elle s’est fait expulser de chez elle. Elle n’a eu le droit d’emporter qu’une malle »

C’est un peu la même chose avec La Dernière Colonie. Il y a une sorte d’effet papillon. Le Premier ministre de l’île Maurice me contacte, alors que je fais du ski en France, à Avoriaz, et me demande de trouver un moyen de permettre le retour des îles Chagos au sein de leur territoire national. L’ensemble de l’archipel des îles Chagos a en effet été séparé de Maurice en 1965 pour devenir un « nouveau Territoire britannique de l’Océan indien ». (1) Les Chagossiens ont peu à peu été expulsés de leurs îles. Parmi eux, une femme répondant au nom de Liseby Élysé, qui jouera un rôle important dans La Dernière Colonie.

Pourquoi le Premier ministre de l’île Maurice m’a-t-il contacté moi ? Il y a des liens entre toutes ces histoires, ce ne sont pas des coïncidences. Il avait en fait lu un livre que j’avais publié en 2005, Lawless world (Un monde sans droit, inédit en français) où je parle de la guerre en Irak. Il voulait un avocat britannique (je suis franco-britannique) qui n’avait pas eu peur d’attaquer le Royaume-Uni pour une guerre manifestement illégale. Chaque acte a des conséquences et des effets inattendus…

J’ai donc fait la rencontre de Liseby Élysé. C’est une personne absolument remarquable. Ce qui m’a beaucoup touché, au moment où on préparait la phase orale à la Cour internationale de justice en 2017-2018, c’est qu’elle nous a décrit ce moment, en avril 1973, où elle s’est fait expulser de chez elle. Elle a décrit qu’elle n’a eu le droit d’emporter qu’une malle. Et immédiatement, j’ai pensé à mon arrière-grand-mère. En juillet 1942, elle aussi n’avait eu droit d’emporter qu’une valise en quittant Vienne.

L’idée que cette femme, qui avait 20 ans en 1973, se fasse virer avec la totalité de sa communauté, cela me touche car c’est lié à l’histoire de ma mère, de mes grands-parents, de mon arrière-grand-mère, même si c’est une histoire complètement différente.

« Je travaille toujours de la même façon, j’adore les tout petits détails »

Je ne connaissais pas l’histoire de Liseby Élysé quand j’ai accepté de travailler sur cette affaire. Mais je travaille toujours de la même façon, j’adore les tout petits détails. On peut traiter de cette affaire comme d’une grande histoire politique ou à travers une histoire personnelle d’une femme qui a dû quitter son territoire. Finalement, quand on est arrivés à la Cour internationale de justice, j’étais absolument convaincu qu’il fallait que la Cour entende la voix de Liseby Élysé. On n’était pas tous d’accord. Mais ces 3 minutes 47 secondes de témoignage ont été le moment clé du procès.

Je pense que Mme Élysé pourra retourner chez elle. Les Britanniques ont reconnu que cette situation avec les îles Chagos leur pose des problèmes à cause de la guerre en Ukraine. Les pays africains rappellent ainsi aux Britanniques qu’ils leur demandent leur soutien contre l’occupation illégale de l’Ukraine, alors qu’ils sont eux-mêmes dans l’occupation illégale de ce territoire en Afrique. Pour les Britanniques, c’est une perte d’autorité morale, politique, juridique, diplomatique.  

Cela a été établi en 1945, dans le contexte de Nuremberg : une déportation forcée est un crime contre l’humanité. Voilà ce que je veux faire en écrivant ces histoires : je veux entrer dans des tout petits détails pour explorer des thèmes beaucoup plus larges.  

Conversation avec MARIE DESHAYES

(1) Les États-Unis se voient offrir secrètement une base militaire sur l’île de Diego Garcia en 1964. Maurice accède à l’indépendance en 1968, privé toutefois de l’intégrité de son territoire. En 2019, dans un avis consultatif, la Cour internationale de justice énonce que le Royaume-Uni a illicitement séparé l’archipel des Chagos de l’île Maurice. L’assemblée générale de l’ONU adopte également une résolution en 2019 demandant au Royaume-Uni de restituer l’archipel des Chagos à la République mauricienne dans les six mois. Le Royaume-Uni n’a toujours pas obtempéré à ce jour.

Bio express

Juriste international franco-britannique, Philippe Sands est également professeur de droit à l’University College de Londres. Il est l’auteur de Retour à Lemberg (2017), qui a reçu de nombreux prix, et de La Filière (2020), publiés aux éditions Albin Michel. La Dernière Colonie paraîtra le 1^er septembre 2022.