Que reste-t-il de la culture aïnoue au Japon ?
[Peuples autochtones 2/6] Contrairement à une idée préconçue, le Japon n’est pas une nation mono-ethnique ; il subsiste d’ailleurs au nord du pays une population autochtone, les Aïnous. Noémi Godefroy met en lumière leur histoire et la place de leur culture dans l’archipel nippon.
Population autochtone du nord du Japon et de l’Extrême-Orient russe, les Aïnous ont longtemps entretenu des rapports commerciaux bilatéraux, à l’origine relativement équilibrés, avec leurs voisins du sud avant d’être intégrés à l’empire à la fin du XIXe siècle. Minoritaires, essentiellement présents sur l’île septentrionale de Hokkaidō, et dépourvus de tradition écrite, les Aïnous sont malgré tout parvenus à maintenir leur culture dans le Japon contemporain.
Noémi Godefroy, historienne spécialiste du Japon et des Aïnous, dévoile pour le 1 l’histoire des Aïnous et l’héritage culturel de ce peuple autochtone aujourd’hui.
Qui sont les Aïnous ?
Les Aïnous sont un peuple autochtone du Japon mais aussi de Russie, présents sur des territoires allant de l’extrême nord de l’île de Honshū (l’île principale du Japon) à la péninsule russe du Kamtchatka, en passant par Hokkaidō (la grande île au nord du Japon), les îles Kouriles et Sakhaline. Avant leur intégration dans les empires russe et japonais à partir du XVIIIe siècle, les Aïnous occupaient l’ensemble de ces territoires.
Il est intéressant de noter que le terme aïnou, dans sa langue, signifie à la fois « être humain », par opposition aux divinités, et « homme de bien ». D’ailleurs, ce terme « bien(s) » s’entend avec la même polysémie qu’en français : « bien » en termes moraux, « biens » en termes d’assise économique. Cette dualité s’explique à travers les croyances religieuses aïnoues et leur attachement aux pratiques commerciales qui font qu’il est impossible pour un Aïnou d’être un homme bon sans être un homme de biens.
Quelles ont été les relations entre les Aïnous et l’ethnie principale japonaise ?
Dans les sources datant de l’Antiquité japonaise, aux alentours du IXe siècle, on trouve des traces de relations anciennes entre Japonais et Aïnous. Ces liens, de nature commerciale, deviennent de plus en plus lucratifs à mesure que les familles influentes de chaque côté réalisent la rareté des denrées échangeables.
« Pendant près de trois siècles, les populations autochtones avaient eu l’interdiction de parler japonais »
À partir du XIIIe siècle, des comptoirs sont établis au sud de Hokkaidō par les Japonais, qui vont renforcer leur présence graduellement jusqu’en 1869, date à laquelle l’empereur Meiji annexe l’île septentrionale où vivent les Aïnous.
Comment se déroulent l’annexion et la colonisation de l’île de Hokkaidō ?
En raison de cette forte interdépendance commerciale, qui penche progressivement en faveur des Japonais, les deux populations ont cohabité sans conflit interethnique armé de grande ampleur, du milieu du XVe siècle jusqu’à cette annexion, et la culture aïnoue s’est même partiellement construite autour de denrées japonaises. À partir du milieu du XVIIIe siècle, on estime qu’il y avait autant de Japonais que d’Aïnous à Hokkaidō. Mais l’installation de comptoirs commerciaux russes à la fin de ce siècle va inquiéter le pouvoir shogunal, qui décide alors d’affirmer la souveraineté japonaise sur ces territoires encore indépendants. Et lorsque le pouvoir impérial est restauré en 1868, il apparaît crucial d’incorporer Hokkaidō au Japon, non seulement pour éviter une menace russe mais aussi pour écraser les derniers soutiens du Shogun qui s’y trouvent. Très rapidement, la mise en valeur des territoires anciennement aïnous participera aux efforts de modernisation agricole japonais. Mis à part quelques conflits d’ordre commercial en 1457, en 1667 et 1789, il n’y a pas vraiment eu de résistance armée aïnoue à la colonisation japonaise.
Comment les Aïnous sont-ils « assimilés » dans le Japon de Meiji ?
Dès l’annexion de l’île, l’objectif des autorités impériales est d’intégrer les Aïnous à la population et de les assimiler. Pendant près de trois siècles, les populations autochtones avaient en effet eu l’interdiction de parler japonais ou d’adopter ces coutumes. En outre, il leur est interdit de pratiquer la chasse et la pêche, entre autres pour pouvoir les exploiter en tant que main-d’œuvre dans le défrichage et la mise en valeur de l’île. De 1878 à 1937, les Aïnous sont désignés par l’appellation « Anciens indigènes », un qualificatif qui permet à la fois de les couper de leur passé et de prévenir toute projection future en tant que Japonais.
Combien y a-t-il d’Aïnous aujourd’hui au Japon ?
Comme il n’y a jamais eu de sondages à l’échelle nationale, on ne dispose que des chiffres concernant Hokkaidō, compris entre 15 000 et 25 000. Ces chiffres doivent cependant être pris avec des pincettes car de nombreux jeunes Aïnous habitent aujourd’hui les grandes métropoles de Honshū.
« Les Aïnous n’avaient pas développé de système d’écriture propre »
De plus, l’identité aïnoue a longtemps été stigmatisée et de nombreux Aïnous ignorent encore leur appartenance à cette culture et la découvrent par hasard, et certains choisissent même de la taire. Il semblerait donc qu’il faille revoir ces chiffres à la hausse.
Sont-ils intégrés dans la société japonaise contemporaine ?
Du fait d’une économie essentiellement basée sur les secteurs primaire et secondaire à Hokkaidō et de la scolarisation différenciée reçue par les Aïnous jusqu’en 1937, ceux-ci étaient moins éduqués que les Japonais. Mais dans les années 1950, lors du boom économique japonais, un tourisme ethnique s’est développé à Hokkaidō. La création de villages aïnous pour ce secteur a permis d’offrir de nouveaux débouchés d’emplois ainsi que de rapprocher certaines communautés locales. Mais cette évolution a aussi œuvré à la réification de ce peuple et la mise en exergue de l’altérité aïnoue à des fins économiques.
Quelle place est accordée à la culture aïnou au Japon aujourd’hui ?
À cause des interdictions et discriminations conséquentes aux politiques d’assimilation des deux derniers siècles, la langue aïnoue et certaines coutumes n’ont pu être transmises que dans la sphère privée. À cela s’ajoute le fait que les Aïnous n’avaient pas développé de système d’écriture propre. Par conséquent, il n’y a pratiquement plus de locuteurs natifs de cette langue.
« La défense de la culture aïnoue au niveau national est très récente »
Malgré tout, il est aujourd’hui possible de prendre des cours de langue aïnoue, et ce, même à Tokyo. Et grâce à la montée d’Internet et des réseaux sociaux, la culture aïnoue a pu gagner en visibilité.
Tokyo fait-il des efforts pour préserver la culture aïnoue et la rendre visible ?
Aujourd’hui, la diffusion de la culture aïnoue passe majoritairement par les nouveaux médias et l’ouverture de musées nationaux, à l’instar du Musée national Aïnou Upopoy qui a vu le jour en 2020. Mais cette défense de la culture aïnoue au niveau national est très récente. De nombreux ministres parlaient encore du Japon comme une nation mono-ethnique il y a à peine quinze ans.
À partir des années 1970, les Aïnous ont commencé à revendiquer leur identité culturelle. Mais c’est seulement en 1997, après la victoire juridique d’une communauté aïnoue contre la construction d’un barrage hydroélectrique sur une terre sacrée, qui a consacré les droits des Aïnous en tant que peuple autochtone, que le grand public japonais a pris conscience de la question aïnoue. En 2008, la Diète – le parlement bicaméral japonais – a demandé la reconnaissance du statut de population autochtone au gouvernement. Celle-ci n’a été accordée qu’en 2019.
Y a-t-il des célébrations de la culture aïnoue dans l’espace public au Japon aujourd’hui ?
Les danses traditionnelles aïnoues ont été inscrites au patrimoine immatériel de l’Unesco en 2009, quelques mois seulement après cette demande de la Diète. À l’occasion des JO 2020 à Tokyo, il était question d’intégrer cette pratique culturelle à la cérémonie d’ouverture, mais cela n’a finalement pas eu lieu. Les artistes et les associations aïnoues qui s’étaient mobilisés et préparés durant de longs mois ont indiqué ne pas comprendre et regretter cette décision, et ce même si, en fin de compte, ces danses ont tout de même été associées aux lancements des épreuves de marche et de marathon, tenues à Sapporo, la capitale de Hokkaidō. Malgré tout, on peut dire que, grâce à la tenue de festivals aïnous, à Tokyo et à Hokkaidō, à la mobilisation des associations, ainsi qu’à la médiatisation des Aïnous – par exemple, via le très populaire manga Golden Kamui, ou le film de Takeshi Fukunaga, Ainu Moshir (Pays aïnou/Terre des hommes) – la culture aïnoue est aujourd’hui de plus en plus visible, au Japon, et au-delà de ses frontières.
Conversation avec FLORIAN MATTERN
Bio express
Spécialiste de l’histoire des Aïnous, Noémi Godefroy est maîtresse de conférences et co-directrice du département d’études japonaises à l’Inalco. Elle est chercheuse à l’Ifrae (Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est - CNRS, Inalco, université de Paris), et chercheuse associée au Centre de recherches sur le Japon (CNRS, EHESS).