Quotidienne

« Les Irlandais ne veulent pas du retour d’une frontière douanière dure »

Florian Mattern, journaliste

Charlotte Barcat, maîtresse de conférences

Après la création de l’État libre d’Irlande et  la partition en 1921, la guerre civile irlandaise éclatait il y a cent ans, déchirant le pays. Alors que les récentes élections ont vu la victoire du parti nationaliste Sinn Féin à Belfast, la spécialiste de l'Irlande du Nord Charlotte Barcat revient pour le 1 sur l’héritage politique de cette histoire tumultueuse.

« Les Irlandais ne veulent pas du retour d’une frontière douanière dure »

Malgré une paix relative depuis 1998 et les accords du Vendredi saint, les tensions entre les communautés nationaliste et catholique d’un côté et unioniste et protestante de l’autre sont toujours très fortes aujourd’hui. L’irruption du Brexit en 2016 et la sortie de l’ensemble du Royaume-Uni du marché unique ont réintroduit la problématique d’une frontière douanière entre les deux Irlandes. Et en mai 2022, lors des élections législatives, le Sinn Féin, parti politique anciennement allié à l’IRA et défendant la réunification de l’île, est arrivé en tête du scrutin.

 

L’année 1922 marque-t-elle un tournant dans l’histoire irlandaise ?  

L’évènement qui a vraiment marqué un tournant c’est le soulèvement de Pâques - Easter Rising - en 1916 à Dublin. Mais pour comprendre cela, il faut remonter au début du XVIIe. À ce moment-là, la couronne anglaise impose une politique de confiscation des terres et de colonisation (la Plantation) qui vise à pacifier les terres de l’Ulster, la région historique au nord-est de l’Irlande, jugées trop rebelles. De très nombreux protestants viennent donc s’y installer et une importante communauté protestante se forme dans cette région. La situation en Irlande évolue à la fin du XIXe siècle avec les demandes pour un Home Rule, c’est-à-dire l’autonomie législative.

Mais si les populations au Sud soutiennent cette dévolution, les protestants unionistes du Nord ne veulent pas affaiblir leurs liens avec la Grande-Bretagne. Des milices commencent à s’armer de part et d’autre et les tensions sont très fortes entre nationalistes et unionistes. Le Home Rule, finalement voté en 1912 après avoir été rejeté deux fois par le Parlement britannique, n’est effectif qu’en 1914 mais ne peut être appliqué immédiatement à cause de la Première Guerre mondiale. 

« L’erreur des Britanniques fut d’exécuter les leaders de cette rébellion qui sont immédiatement devenus des martyrs » 

À ce moment-là, certains nationalistes qui souhaitent l’indépendance totale estiment qu’il n’est pas possible d’attendre la fin de la guerre et prennent les armes à Dublin en avril 1916. Même si le soulèvement est un échec militaire, celui-ci devient l’évènement fondateur de l’indépendance irlandaise et c’est son centenaire il y a six ans qui a fait l’objet de grandes commémorations. L’erreur des Britanniques fut d’ailleurs d’exécuter les leaders de cette rébellion qui sont immédiatement devenus des martyrs. 

À partir de là tout s’enchaîne très vite : les membres emprisonnés sortent de prison à partir de fin 1916 et portent le Sinn Féin à la victoire des élections législatives de décembre. Avec ce succès, les indépendantistes font sécession et instaurent un parlement à Dublin ce qui aboutit à la guerre d’indépendance en janvier 1919. Ce conflit dure jusqu’en décembre 1921 et ne s’arrête qu’avec la signature du traité anglo-irlandais qui consacre l’État libre d’Irlande mais acte la partition de l’Irlande, compromis trouvé par les Britanniques pour tenter de préserver les intérêts de la communauté protestante unioniste d’Ulster et éviter une guerre civile à leurs portes. 

« Contrairement à 1916, 1922 n’est pas du tout commémoré en République d’Irlande puisque cette année correspond à la partition du pays » 

Si l’année 1922 est importante c’est qu’elle marque le début de la guerre civile dans cet État libre d’Irlande entre les défenseurs du traité qui le voient comme un marchepied vers une réunification future et ses détracteurs qui estiment que c’est inacceptable de perdre six comtés sur 32. C’est une guerre terrible, un affrontement fratricide qui verra la mort de nombreuses figures importantes comme Michael Collins et qui verra la victoire des pro-traités, et donc le maintien de la partition. Les deux partis principaux en République d’Irlande, le Fianna Fáil et le Fine Gael, sont d’ailleurs les héritiers de ce clivage qui structurait, jusqu’à l’irruption récente du Sinn Féin, la politique irlandaise.

1922 est une date plus difficile à commémorer encore que 1916, car il s’agit de la partition du pays. C’est surtout la communauté unioniste d’Irlande du Nord qui commémore le centenaire de la naissance de cette entité politique comme un événement positif.

Quelles sont les relations entre l’Angleterre et l’Irlande du Nord entre l’indépendance et le début des Troubles (1968) ? 

Pendant cette période, le Royaume-Uni choisit de laisser les unionistes gérer la province. Un parlement local, Stormont, leur est accordé et est entièrement contrôlé par les protestants. Les catholiques sont alors largement discriminés et choisissent en plus de boycotter la vie politique nord-irlandaise ce qui renforce leur exclusion des lieux de pouvoir. 

Quel est l’élément déclencheur des Troubles ? 

Beaucoup de facteurs vont se combiner pour accoucher de cette période de grandes violences. Mais l’élément principal qui va initier les manifestations, par ailleurs largement inspirées du mouvement des droits civiques américain, est la discrimination envers les catholiques d’Irlande du Nord. Les autorités protestantes, en limitant l’accès au logement et à l’emploi, en redécoupant les circonscriptions électorales afin de favoriser une majorité protestante sur tout le territoire, vont exacerber les tensions intercommunautaires. Cette sensation d’être traités comme des citoyens de seconde classe va d’abord accoucher d’un mouvement de contestation essentiellement pacifique. La situation dégénère à partir de 1968 lorsque ces manifestations catholiques sont suivies de contre-manifestations protestantes et de réactions violentes de la Royal Ulster Constabulary, la police unioniste, et avec la montée en puissance des groupes paramilitaires des deux côtés.

Déchirée par les Troubles pendant près de trente ans (1968-1998), l’Irlande ne connaît la paix qu’avec la signature de l’accord du Vendredi saint : que contient cet accord ? 

L’accord du Vendredi saint est un texte très complexe qui a nécessité des années de négociations secrètes avec l’ensemble des acteurs. L’idée phare de cet accord est de permettre aux deux communautés religieuses d’être représentées politiquement sans s’écraser l’une l’autre. Le parti qui remporte les élections nomme le First Minister, mais celui-ci est obligatoirement accompagné d’un Deputy First Minister qui représente l’autre communauté politique. Cet accord contient aussi un principe cardinal, celui de la « parity of esteem » (estime réciproque) qui légitime symboliquement les deux traditions politiques et religieuses du pays.

« Les derniers sondages indiquent que seulement un tiers de la population nord-irlandaise serait favorable à la réunification de l’Irlande » 

De plus, il reprend les termes des accords d’Hillsborough de 1985 et ouvre la porte à la réunification de l’île uniquement si la majorité du peuple nord-irlandais exprime clairement sa volonté de changement. Cette formulation ambigüe, qui avait permis de rassurer les deux camps, est en quelque sorte une bombe démographique à retardement puisqu’aujourd’hui, une majorité catholique pourrait se dégager pour la première fois. Ce bouleversement démographique doit cependant être confirmé par le dernier recensement effectué l’année dernière.  

Le Brexit a-t-il ravivé la question irlandaise ? 

Oui très clairement ! Des émeutes ont éclaté l’année dernière en Irlande du Nord, notamment à cause du protocole nord-irlandais qui est une grande source d’inquiétude à cause de la question frontalière. Les Irlandais ne veulent pas du retour d’une frontière douanière dure qui compliquerait énormément le quotidien de beaucoup d’habitants qui dépendent des échanges entre les deux pays. 

Lorsque Boris Johnson est arrivé au pouvoir en 2019, il a imposé aux unionistes du Democratic Unionist Party (DUP) la frontière douanière entre les deux îles (le « protocole » nord-irlandais), rapprochant ainsi économiquement de facto les deux Irlandes mais surtout, coupant l’Irlande du Nord du reste du Royaume-Uni. 

Quelles sont les conséquences des élections en mai dernier en Irlande du Nord ? 

La victoire du Sinn Féin, parti défendant la réunification, est historique mais il est difficile d’en voir les conséquences pour l’instant car le DUP bloque la nomination de l’exécutif et la distribution des postes selon les termes de l’accord du Vendredi saint et paralyse l’Assemblée tant que le « protocole » n’a pas été revu. Le gouvernement britannique a menacé de couper les salaires des membres du DUP mais cela n’a pour l’instant pas fonctionné.  

La réunification de l’Irlande est-elle un horizon politique crédible ?  

Certaines analyses postulent que la réunification viendra peut-être par la voie économique plutôt que politique où l’horizon reste relativement bouché encore aujourd’hui. L’économie s’est adaptée rapidement aux conséquences du Brexit et les flux et les entreprises semblent se rediriger naturellement vers la République d’Irlande. Mais il faut cependant rester extrêmement prudent car on ne sait jamais ce qu’il peut se passer dans ces situations. Même si le sujet réapparaît dans le débat public, cela reste un horizon très lointain et les derniers sondages indiquent que seulement un tiers de la population nord-irlandaise y serait favorable lors d’un référendum. La condition d’une « volonté claire » de changement constitutionnel, nécessaire à l’organisation d’un référendum selon les termes de l’accord de 1998, ne semble donc pas être remplie pour l’instant.

 

Conversation avec FLORIAN MATTERN

 

Bio express

Charlotte Barcat est maîtresse de conférences en civilisation britannique à l’université de Nantes, spécialiste de l’Irlande du Nord et des évènements du Bloody Sunday.

29 juin 2022
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