« Nous avons aujourd’hui davantage besoin de héros que d’art »
L’artiste serbe Marina Abramovic était à Kiev deux mois avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dans le cadre d’une grande œuvre interactive. Depuis New York, elle nous livre une météo intérieure tourmentée, mais pleine d'espoir dans l'énergie féminine.
Quelle est votre météo intérieure ?
Je vis avec l’idée qu’actuellement, le monde est un véritable gâchis, un désastre. Nous n’avons jamais connu pire situation. Il y a d’abord l’ennemi invisible, qui prend la forme du coronavirus, de la variole du singe, ou de n’importe quelle autre forme de virus qui menacent cette planète. Et puis, nous avons un homme complètement fou, Poutine, qui peut appuyer sur un bouton à tout moment pour faire usage de l’arme nucléaire.
Et ce n’est pas tout. Nostradamus a prédit qu’au XXIe siècle, les Chinois gouverneraient le monde. Or nous nous dirigeons droit vers la troisième guerre mondiale avec cette mystérieuse Chine dont nous ne connaissons jamais les véritables intentions, et qui est peuplée, ne l’oublions pas, de plus d’un milliard de personnes. Au milieu de tout ce désordre, je pense qu’il est très important de trouver la paix et la tranquillité de l’esprit, de s’appliquer à être heureux parce que la vie est courte et que, si nous vivons constamment dans cette peur des catastrophes, nous mourrons sans n’avoir jamais vécu dans le présent.
L’avez-vous trouvée, cette tranquillité d’esprit ?
C’est ce que j’essaye de faire. Pour moi la seule manière de la trouver, et je pense que c’est valable pour n’importe qui, c’est de se connecter à la nature. Allez enlacer un arbre, vous asseoir au bord d’une rivière. Marchez jusqu’au sommet d’une montagne pour trouver de l’air frais à respirer. Ce sont des choses qui peuvent réellement redonner de l’équilibre à nos esprits instables.
L’actualité récente vous a touchée de plein fouet. Vous entretenez une relation particulière à l’Ukraine.
J’étais à Kiev deux mois avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dans le cadre d’une grande œuvre interactive baptisée Mur des Lamentations de cristal.
L’une des priorités de Volodomyr Zelinsky en devenant président de l’Ukraine était de rendre hommage aux quelque 33 000 personnes tuées par les Allemands en 1943, et jetées, nues, dans des fosses communes. Un hommage pour qu’une telle horreur ne se reproduise jamais.
Je me suis alors demandé ce que je pouvais faire. Je me suis inspirée de la mémoire du Mur des Lamentations de Jérusalem. L’idée était de poursuivre conceptuellement ce mur de prières, en y apportant une dimension de guérison. J’ai donc fabriqué un mur de 40 mètres de long avec du charbon, un matériau que j’ai puisé en Ukraine, et 250 cristaux que j’ai rapportés du Brésil. Les cristaux ont une réelle énergie purificatrice. Je les ai placés sur le mur de manière qu’ils pointent vers trois endroits du corps des personnes qui se tiendraient face au mur : la tête, le cœur et l’estomac. Ainsi, elles pourraient obtenir une forme de guérison, et créer l’espace nécessaire en elles pour y placer la mémoire de cet événement.
« À l’heure qu’il est, le Mur des Lamentations de cristal, qui fait maintenant le lien entre les atrocités de 1943 et celles de 2022, est toujours intact »
Volodomyr Zelinsky était présent à l’inauguration de ce projet, tout comme le président d’Israël et le président de l’Allemagne. Mais deux mois plus tard, la guerre éclatait et tout recommençait. Une tour de télévision, qui se tenait tout près du mur, a été le premier bâtiment détruit de Kiev. À l’heure qu’il est, le Mur des Lamentations de cristal, qui fait maintenant le lien entre les atrocités de 1943 et celles de 2022, est toujours intact. J’en suis la première étonnée. C’est quelque chose qui m’émeut profondément.
Votre toute dernière œuvre s’appelle The Hero. Quelle serait votre définition du héros aujourd’hui ?
À l’origine, The Hero est une œuvre très ancienne que j’ai réalisée en 2003 à l’occasion du décès de mon père, qui était lui-même un héros national (1). J’ai toujours pensé que les œuvres d’art avaient plusieurs vies. Je pense que nous avons plus que jamais besoin de héros aujourd’hui. Je suis même persuadée que nous avons aujourd’hui davantage besoin de héros que d’art. L’art sera toujours là car il est inarrêtable. Mais les héros sont si importants.
« Les Pussy Riot incarnent à mes yeux l’exemple même du héros, celui que nous devrions regarder, admirer et aider »
Regardez, les Pussy Riot. Elles sont merveilleuses. Elles se battent depuis leur plus jeune âge, risquent constamment la prison. Elles ont récemment collecté 6 millions d’euros par le biais des NFT pour l’Ukraine. Elles incarnent à mes yeux l’exemple même du héros, celui que nous devrions regarder, admirer et aider. Zelensky incarne lui aussi cette figure. Il était un homme normal, qui gagnait sa vie à faire l’acteur. Et puis, d’un jour à l’autre, il se retrouve dans un bunker, sa vie est menacée et pourtant, il ne se résout pas à céder la moindre parcelle de sa terre, l’Ukraine. Il choisit de se battre contre les Russes dans des conditions impossibles. Et qu’avons-nous de l’autre côté ? Un Boris Johnson, un Donald Trump. Des hommes corrompus, à la morale très, très douteuse. Or lorsque nous laissez ces gens diriger votre monde, alors vous devenez comme eux. Nous avons besoin de plus de héros, je le répète. C’est le message que je veux faire passer avec ce projet.
Et dans cette œuvre, le héros est une femme à cheval, tenant un drapeau blanc. L’archétype du héros au XXIe siècle est-il une femme ?
Aviez-vous remarqué qu’en Europe, la plupart des ministres de la Défense sont désormais des femmes ? Les femmes portent une énergie différente qui, je crois, sera capable de sauver le monde. La femme n’est pas destructrice. Vous savez, je ne me suis jamais vraiment considérée comme féministe dans ma vie, et pourtant je crois vraiment en l’énergie féminine en ce moment. J’adore les femmes fortes, aux opinions tranchées, qui peuvent vraiment changer le monde. Ce sont elles que l’on retrouve dans cette image que j’ai créée – une femme, un cheval blanc, un drapeau blanc, le regard tourné vers un futur qui sera bon – et qui est une véritable image de paix, pas de capitulation. Nous avons besoin de la paix dans le monde.
En parlant de femmes, quel regard portez-vous sur l’interdiction de l’avortement aux États-Unis, où vous vivez ?
Je suis révoltée. Comment peut-on refuser l’avortement à une fille violée par son père ? Je crois qu’il est temps de regarder l’humanité et la moralité dans une perspective différente. Et nous devons nous permettre de nous exprimer en faisant fi du politiquement correct. Celui-ci a pris une place démesurée dans nos sociétés. Le politiquement correct est destructeur pour la créativité.
« Les femmes portent une énergie différente qui, je crois, sera capable de sauver le monde »
Quand je pense à mon travail, ou à celui de nombreux autres artistes des années 1970, je me dis que nous ne pourrions jamais nous exprimer aujourd’hui comme nous l’avons fait à l’époque. Les artistes doivent pouvoir conserver un esprit libre. Ils doivent avoir la possibilité de dire ce qu’ils pensent du monde, de poser les bonnes questions. Tout est à présent interdit. Chacun cherche un coupable, quelqu’un à dénoncer. C’est une période très étrange. Mais la colère ne change rien. Nous devons réfléchir, chacun d’entre nous, à ce que nous pouvons faire dans ce monde qui nous appartient, avec nos propres outils, pour contribuer à changer cette situation. Et je pense que mon outil a toujours été l’art. Donc c’est à travers lui que j’agirai.
Vous sentez-vous menacée, à l’heure actuelle, en tant qu’artiste ?
Pour l’instant, non. J’ai toujours réussi à faire ce que je voulais, toute ma vie. Au début des années 1970, mon travail était tellement critiqué qu’on a essayé de me m’interner dans un hôpital psychiatrique. J’ai continué malgré tout. Je pense même que cela m’a donné de la force. Donc je me fiche pas mal que l’on essaye de réduire ma liberté d’artiste. Cela ne m’empêchera pas de créer.
Pensez-vous que les artistes aient un rôle particulier à jouer dans cette époque où les droits humains sont particulièrement menacés ?
Permettez-moi de vous retourner la question. On a toujours tendance à penser que le devoir de faire revient aux autres. Je peux créer, certes, mais cela ne changera pas le monde. Les artistes n’ont pas le pouvoir de changer le monde. Ni les journalistes, ni les cinéastes, ou que sais-je. C’est nous tous, ensemble, qui pouvons changer le monde en agissant chacun dans notre propre domaine.
L’actualité vous donne-t-elle de l’espoir, malgré tout ?
J’ai toujours cru en la jeune génération, en la jeunesse. En explorant le domaine des NFT dans le cadre de mon projet The Hero, j’ai découvert que des jeunes de 15, 16 ans tentaient de trouver de nouvelles solutions par le biais de cet outil pour gérer au mieux les questions de société, d’éthique, d’argent. Ils incarnent l’espoir à mes yeux. Toutes les générations ne sont pas destinées à tout foutre en l’air. Je pense que nous devons nous intéresser vraiment aux jeunes, les soutenir et leur donner l’espace nécessaire pour leur permettre de trouver de nouvelles solutions face aux difficultés d’aujourd’hui et de demain.
Conversation avec MANON PAULIC
(1) Il faisait partie de la garde d’élite du maréchal Tito, président de la République fédérative socialiste de Yougoslavie.
Bio express
Célèbre pour ses performances artistiques, cette artiste serbe est née à Belgrade, en 1946. Pionnière dans son domaine, elle s’est fait connaître à travers Rhythm 0, une performance réalisée en 1974, à Naples. Pendant six heures, l’artiste a rendu son corps disponible aux visiteurs d’un musée qui avaient la possibilité d’utiliser sur elle 72 objets différents, de la plume au pistolet chargé. Pour Marina Abramovic, le corps est à la fois sujet et médium. À travers son travail, elle explore les limites physiques et mentales de son être, résistant à la douleur, à l’épuisement et au danger dans la quête de la transformation émotionnelle et spirituelle.
The Hero de Marina Abramovic, sur le grand écran de Piccadilly Circus, à Londres © CIRCA 2022
The Hero
La dernière œuvre de Marina Abramovic rend hommage aux héros contemporains. Elle présente l’artiste elle-même assise sur un cheval blanc, brandissant un immense drapeau blanc. L’œuvre sera exposée à 20 h 22 tous les jours du 25 juillet au 31 août 2022, sur un immense écran à différents endroits du globe, comme Piccadilly Circus (Londres).