Quotidienne

Estelle-Sarah Bulle : « Je suis revenue sur les terres de ma grand-mère »

Marie Deshayes, journaliste

Estelle-Sarah Bulle, romancière

La romancière, auteure de Là où les chiens aboient par la queue et des Étoiles les plus filantes (Liana Levi), a participé à un documentaire sur les derniers Blancs-Matignon en Guadeloupe. Elle nous livre sa météo intérieure. 

Estelle-Sarah Bulle : « Je suis revenue sur les terres de ma grand-mère »

Quelle est votre météo intérieure en ce moment ?

Je me sens à la fois concentrée et fatiguée. Concentrée parce que je suis en train d’écrire un roman pour la jeunesse que j’aimerais terminer à la fin de l’été, pour L’École des loisirs. Cela se passera au tout début du siècle à Brest. On va suivre l’histoire d’un jeune homme qui rêve de devenir boxeur et d’une jeune fille qui rêve tout simplement de s’émanciper de son père, de son futur mari. Ils sont adolescents et vont s’épauler mutuellement au gré d’aventures et de péripéties nombreuses. Ce sera mon troisième livre jeunesse, mais c’est la littérature adulte qui m’occupe le plus et qui va beaucoup m’occuper après l’été.

Par ailleurs, je sors d’une série de festivals littéraires qui m’a amenée un peu partout. C’est super, c’est très agréable, j’y vais avec grand plaisir. Mais entre l’écriture, les festivals et trois jeunes enfants, c’est vrai, je suis un peu fatiguée !

Avez-vous vu quelque chose de réjouissant dans l’actualité récente ?

Ce n’est pas une actualité à proprement parler, mais j’ai enfin vu « Timbuktu », sur France Télévisions, qui faisait une rétrospective de films récompensés à Cannes. Ce film est d’une beauté qui m’a vraiment ravie, le travail photographique est magnifique. Le contraste entre la dureté de ce que vivent les hommes sous un régime taliban et la beauté des images et des paysages renforce le propos. On y trouve de vrais moments de poésie, comme ce match de football sans ballon, puisque les talibans les interdisent. Il y a même un peu d’humour, dans ce sujet très grave. C’est la définition de l’œuvre d’art, pour moi : mélanger les dimensions, nous toucher et en même temps parler de choses très profondes.

Qu’est-ce qui vous a mis en colère récemment ?

Le fait que malgré tous les rapports qui démontrent qu’il est urgent d’agir, la transition climatique ne soit toujours pas engagée. On continue à consommer de plus en plus d’énergie fossile. On voit bien que la nature souffre, on a perdu 30 % des espèces animales en vingt ans. Ce n’est pas du tout quelque chose d’abstrait.

« Je préférerais placer mon budget essence dans le financement de transports en commun gratuits »

Pourquoi ne pas mettre en place davantage de transports en commun, et les rendre gratuits ? Ce n’est pas la peine de culpabiliser les gens individuellement. On peut tous faire notre part, mais ce n’est pas ça qui va changer la donne. J’habite dans le Val-d’Oise, et il faut voir la galère que c’est quand j’essaye d’aller à Paris, alors que ce n’est pas très loin. À partir de 20 heures, c’est quasiment impossible en laissant la voiture.

Je préférerais placer mon budget essence dans le financement de transports en commun gratuits plutôt que de continuer comme cela. Je ne comprends pas pourquoi on n’arrive pas à sortir de ce système et qu’on continue à polluer de plus belle.

D’ailleurs, la Guadeloupe est particulièrement concernée par le problème de la pollution.

Bien sûr. 95 % des Guadeloupéens sont contaminés au chlordécone. Une jeune femme qui tombe enceinte sait déjà qu’elle inocule à son bébé le poison présent dans les terres, dans les eaux, dans les airs. Partout ailleurs, on conseille d’allaiter les nourrissons. En Guadeloupe, ce n’est pas le cas.

« Le message n’est pas "On veut Marine Le Pen" mais "On ne veut pas Macron" »

Je suis désolée que les Antilles aient voté Rassemblement national à ce point-là mais je comprends les causes qui sont derrière [au premier tour de l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon était à 56 %, Marine Le Pen à près de 18 %. Au second tour, elle passait à 70 %]. Le message n’est pas « On veut Marine Le Pen » mais « On ne veut pas Macron ». Les gens sont dégoûtés. Avec le contexte de la pandémie, la méfiance vis-à-vis de l’État à cause du chlordécone, entre autres, on en arrive à cette situation.

Et cela me ronge. Parfois, je ne préfère même pas regarder ce qui se passe, je fais l’autruche. Ça me mine tellement que c’est très douloureux pour moi. C’est comme ça depuis quarante ans, depuis que je suis toute petite. C’est un peu ce dont je parlais dans mon premier roman, Là où les chiens aboient par la queue.  

« Les Antilles sont une terre d’Ehpad »

De plus, le taux de chômage est très élevé, beaucoup plus qu’en métropole, donc les gens partent. Dans les années 1960 à 1980, le Bumidom [Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer], a fait partir beaucoup de jeunes, parce que l’Hexagone avait besoin de main-d’œuvre. Cela a vidé les territoires de leur jeunesse. Les statistiques montrent d’ailleurs que ce sont les départements les plus vieux de France. Le commerce des Ehpad est donc florissant, là-bas, parce que malheureusement ce n’est jamais la puissance publique qui agit ; le système privé sait très bien repérer les problèmes actuels et les failles. Les Antilles sont donc une terre d’Ehpad. La filière des soins est très alimentée par la jeunesse antillaise, en hôpital ou en maison de retraite. Il n’y a plus que les aides-soignants et les vieux.

Allez-vous souvent en Guadeloupe, y avez-vous de la famille ?

Absolument, mon frère vit là-bas. J’y étais au mois de mars pour un documentaire qui passe en ce moment en replay sur France Télévisions, jusqu’au 20 août : Les derniers Blancs-Matignon de la Guadeloupe. C’est une étrangeté sociologique, très propre à la Guadeloupe. Ce sont ceux qu’on appelle les « petits blancs », venus s’installer aux Antilles il y a deux ou trois cents ans, mais qui n’avaient pas une grande fortune, contrairement aux « békés », les grands propriétaires d’esclaves. Il leur arrivait d’avoir quelques esclaves mais ils étaient plutôt agriculteurs, comme les noirs.

« La communauté des Blancs-Matignon, extrêmement fermée, commence seulement aujourd’hui à s’ouvrir un peu au reste de la population »

Ils considéraient leur couleur de peau comme un capital à préserver corps et âme pour se différencier des autres classes sociales, alors ils ne se mélangeaient pas du tout au reste de la population. Il y avait ainsi une certaine endogamie, et ils sont encore très blancs. Cette communauté extrêmement fermée commence seulement aujourd’hui à s’ouvrir un peu au reste de la population. D’où ce documentaire, où ils ont accepté de témoigner.

Quelle émotion vous a procuré le fait de participer à ce documentaire ?

Je suis dans ce documentaire parce que j’évoque les Blancs-Matignon dans mon roman Là où les chiens aboient par la queue. Hilaire, le grand-père de l’histoire, va chercher sa femme issue de cette communauté, par les Grands Fonds, à cheval. Il la ramène en se battant avec ses frères pour réussir à se marier avec elle. Il est noir, elle est presque blanche.

Les réalisateurs ont donc voulu partir du début de mon roman. Dans ce documentaire, je suis un personnage partant à la découverte de cette communauté, au prétexte de retrouver les traces de ma grand-mère. Il se trouve qu’elle n’était pas à proprement parler Blanc-Matignon, même si elle était très claire – ses parents étaient presque blancs.

Tout cela montre la diversité et la mixité de la société guadeloupéenne. C’était très émouvant parce que cela me faisait revenir sur les terres de ma grand-mère que je n’ai pas connue, car elle est morte quand mon père avait trois ans. Cela a été l’occasion d’en reparler avec des membres de ma famille, avec qui je n’avais d’ailleurs jamais rompu le contact.

Plonger dans cette culture très rurale, qui est en train de disparaître, me plaît beaucoup. C’est quelque chose de fragile et de très riche en même temps.

 

Conversation avec MARIE DESHAYES

 

Bio express

Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Son premier roman, Là où les chiens aboient par la queue (Liana Levi, 2018), a été couronné par plusieurs prix littéraires. Elle écrit également des romans jeunesse, comme Les Fantômes d’Issa (L’École des loisirs, 2020). Les Étoiles les plus filantes a paru en août 2021 (Liana Levi).

01 juillet 2022
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