Quotidienne

« Limite », par Sébastien Bohler

Manon Paulic, journaliste

Sébastien Bohler, neuroscientifique

Le striatum, une zone cruciale de notre cerveau, libère de la dopamine lorsque nous accomplissons une action satisfaisante. Comment concilier cette tendance à la course au plaisir, sans fin, aux limites de notre planète ? Réponse du neuroscientifique Sébastien Bohler.

« Limite », par Sébastien Bohler
photo Tony Trichanh

L’être humain contemporain a vu émerger, brusquement, une vérité que ses prédécesseurs n’avaient nullement entrevue : nous vivons dans un monde limité en ressources, en espace et en quantité d’énergie disponible. L’espèce humaine, à l’inverse, a tendance à croître et ses désirs sont a priori illimités. En cause : une zone cruciale de notre cerveau appelée striatum, qui définit nos grandes motivations d’action, nos désirs.

Reprenons depuis l’origine. L’être humain fait son apparition il y a environ 2,5 millions d’années. Son cerveau, qui s’est construit par couches superposées, a hérité de structures cérébrales primitives parmi lesquelles figure le striatum. Cette zone favorise des actions précises utiles à notre survie, à savoir se nourrir, se reproduire, avoir un statut social, limiter ses efforts tout en maximisant ses bénéfices, et détecter des informations dans l’environnement naturel pour orienter son comportement. Depuis des millions d’années, quand on réalise l’une de ces actions, le striatum nous récompense avec du plaisir en produisant une molécule, la dopamine. La sensation produite nous incite à recommencer, encore et encore.

Cette démesure s’exprime notamment dans différentes formes d’addictions, à commencer par l’addiction sexuelle

Les désirs motivés par le striatum ne sont pas faits pour s’autolimiter car pendant longtemps, la limitation n’avait pas lieu d’être. Nous sommes récemment entrés dans une forme de démesure. Grâce à l’intelligence technique conceptuelle qui est conférée par la partie la plus externe du cerveau humain, le cortex cérébral, on a trouvé des moyens technologiques de produire toujours plus et donc de donner toujours plus au striatum. Nous sommes entrés dans une spirale dont nous ne savons pas nous extraire.

Cette démesure s’exprime notamment dans différentes formes d’addictions, à commencer par l’addiction sexuelle. La pulsion sexuelle du striatum, qui pousse l’homme à avoir le plus de relations possible pour disséminer ses gènes et perpétuer l’espèce, s’est longtemps heurtée à la limite de la taille du groupe social auquel il appartenait. Au Paléolithique, les clans humains étaient composés de 100 à 150 personnes, la limite était donc atteignable. Mais l’ingéniosité du cortex cérébral nous a permis de repousser progressivement ces limites. Le déploiement d’Internet, notamment, s’est accompagné d’offres de sexe en ligne. Et c’est précisément au moment où se développe la vidéo en ligne que les premières addictions sexuelles se déclarent en masse dans les centres d’addictologie. L’explosion de la limite par la technologie a transformé une fonction vitale salutaire en addiction. Quand la limite n’est plus fixée de l’extérieur, le striatum, incapable de la fixer lui-même, se perd. Ce mécanisme s’observe de la même façon dans l’émergence des addictions alimentaires, de celle aux réseaux sociaux en ce qui concerne notre désir de statut social, ou à Internet pour l’addiction à l’information – maintenant qualifiée d’infobésité.

L’explosion de la limite par la technologie a transformé une fonction vitale salutaire en addiction

Comment reprendre le contrôle sur son striatum ? On pourrait imaginer s’en débarrasser par le biais d’une opération chirurgicale. En réalité, les individus chez qui le striatum est abîmé ou détruit à cause d’un AVC ou d’une intoxication n’ont plus de désir, pas même celui de se lever le matin. Ils ne sont plus capables de se prendre en main. Le striatum est au cœur de la vie.

Il y existe néanmoins plusieurs façons de « duper » son striatum. La première s’inspire des courants de pleine conscience. Au-delà de l’intelligence opérationnelle, le cortex cérébral est aussi capable de nous donner une conscience plus ou moins étendue, plus ou moins approfondie, de ce que l’on vit, de ce que l’on ressent. Des expériences autour de l’alimentation montrent qu’en développant notre conscience de ce que l’on mange, c’est-à-dire en prenant le temps, en éteignant les écrans, en focalisant son attention sur les saveurs, on cessait de manger en excès. Christophe André, précurseur de la méditation en France, avait créé un atelier à l’hôpital Sainte-Anne. Il demandait à des gens qui avaient un rapport compulsif à l’alimentation, quasi addictif, de prendre un grain de raisin. Puis, il leur demandait de le regarder, de le sentir, de le mettre dans leur bouche sans l’avaler tout de suite, de le mordiller pour faire sortir le jus, de détailler les saveurs. À ce moment-là, la conscience s’ouvre comme une fleur. Au bout de quinze minutes, durée de l’exercice, des participants affirmaient avoir l’impression d’avoir mangé un repas.

Lorsqu’on dit « non » à un enfant, son cortex préfrontal envoie l’information au striatum qui se calme

La seconde piste consiste à exercer son cortex préfrontal à poser des limites. C’est ce qui se passe quand on éduque un enfant à ne pas piquer les petites voitures de son copain, à ne pas se gaver de bonbons en rentrant à la maison. Lorsqu’on lui dit « non », son cortex préfrontal envoie l’information au striatum qui se calme. Si on maintient cet entrainement durant toute sa jeunesse, il en ressortira un adulte non frustré, qui arrive à se maîtriser et à décider quand céder à une impulsion. Il aura une meilleure satisfaction de vie dans le travail, dans la vie personnelle, dans le couple, dans la famille. Il sera moins le jouet des impulsions de son striatum. On sait désormais que lorsqu’on habitue le cortex préfrontal à dire stop, des connexions se forment. Ce sont des fibres de substance blanche qui éteignent les impulsions du striatum. Ces fibres s’épaississent et se développent avec l’éducation à supporter la limite. Le cerveau a cette capacité extraordinaire et la limite macroscopique de la planète doit être prise en charge par de cette manière par chacun de nos cerveaux.

Une troisième piste consiste à produire de la dopamine, non pas en consommant, mais en partageant. Des études scientifiques sur l’altruisme montrent que l’on peut obtenir du striatum qu’il libère de la dopamine quand on se comporte de façon altruiste. Les femmes y parviennent mieux que les hommes. On explique cette différence par l’éducation. Dès le plus jeune âge, dans quasiment toutes les sociétés du monde, les filles qui partagent sont valorisées. À l’inverse, on valorise les garçons compétitifs, qui ne se laissent pas faire. Dans les deux cas, on donne de la reconnaissance et de la valorisation. On peut donc donner du statut social de différentes façons : en valorisant la réussite personnelle ou en valorisant l’altruisme et le partage. Si on fait évoluer la norme, on peut créer des générations de cerveaux addicts au partage. Aujourd’hui, c’est loin d’être le cas.

La musique, et spécialement sa pratique, influe directement sur notre production de dopamine

Un autre moyen de maintenir une croissance de la dopamine dans nos cerveaux tout en diminuant la consommation matérielle consiste à activer ce système par des moyens immatériels, comme le plaisir de la connaissance. Des expériences d’imagerie cérébrale montrent que l’on peut activer le striatum par l’émerveillement, par la curiosité, par la transmission. La musique, et spécialement sa pratique, influe directement sur notre production de dopamine. Comme d’autres voies, sa pratique reste largement sous-exploitée parce que, d’un point de vue capitaliste, sa commercialisation en masse et sa consommation passive rapportent bien davantage. La musique permet pourtant d’inonder nos cerveaux de dopamine sans le moindre impact sur le climat. Ces différentes expériences neuroscientifiques nous montrent qu’un autre monde est possible.

 

Conversation avec MANON PAULIC

Illustration JOCHEN GERNER

 

Bio express

Docteur en neurosciences, Sébastien Bohler est rédacteur en chef de la revue Cerveau & Psycho. Ses derniers ouvrages : Le Bug humain (Robert Laffont, 2019), Où est le sens ? Les découvertes sur notre cerveau qui changent l’avenir de notre civilisation (ib., 2020), et Création (Bouquins, 2021).

27 juin 2022
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