Quotidienne

Georges Méliès : le scénario d’un film est d'une « importance capitale »

En 1932, dans la revue Cinéa, Georges Méliès partageait son regard sur la place accordée au scénario selon les films. Alors que le Festival de Cannes se clôt ce samedi, le 1 vous propose de relire cette analyse d'un des pères fondateurs du cinéma.

Georges Méliès : le scénario d’un film est d'une « importance capitale »

Illusionniste et prestidigitateur de métier, George Méliès (1861-1938) est un des pionniers du cinéma français, notamment des premiers trucages visuels. Près de vingt ans après la parution de son dernier film, le cinéaste s'intéresse ici avec clairvoyance au rôle joué par le scénario dans le septième art. 

 

L’importance du scénario  

Une haute personnalité du monde cinématographique ayant, récemment, formulé dans Comœdia, cette opinion : que, dans un film, le scénario n’avait que peu d’importance, ou tout au moins, une importance relative, deux « scénaristes » connus sont venus me demander la mienne à ce sujet. Ce faisant, ils m’ont fait grand honneur, car, depuis 1914, je ne me suis plus guère occupé du cinéma, ou du moins, j’ai cessé de produire, et il peut se faire que mes propres idées soient, aujourd’hui, considérées par les jeunes comme rétrogrades. On est toujours quelque peu « pompier » pour les jeunes, la seule consolation de celui qui prend de l’âge, c’est que les hommes de l’actuelle génération seront, à leur tour, des « pompiers » pour la suivante. Enfin, puisqu’on me demande mon avis, exécutons-nous, sans souci du « qu’en dira-t-on ? ». La vérité est, je crois, que le scénario peut, en effet, n'avoir aucune importance dans certains films, mais qu’au contraire, il a une importance de premier ordre, capitale même, dans un grand nombre d’autres.

« D’où vient ce manque d'originalité si ce n'est de la monotonie du scénario d’abord ? »

Il ne faut pas vouloir assujettir le cinéma, comme on le préconise aujourd’hui, à une seule et unique formule, alors que cet art offre des possibilités infinies. En voulant imposer à tous la même méthode, les mêmes procédés, la même technique, le même rythme, ainsi qu’on dit aujourd’hui, on oblige les auteurs à fondre toutes leurs pièces, dans le même moule, et on supprime chez eux l’originalité qui est, cependant, l’élément primordial, nécessaire pour entretenir la curiosité du public. C’est, très probablement au manque d’originalité qu’est dû le marasme actuel du film, dont j’entends beaucoup de gens se plaindre. J’entends dire à chaque instant : je suis allé, tel jour, au cinéma, il n’y avait rien d’intéressant. Toujours les mêmes histoires, le mari, la femme, l’amant, téléphone, automobiles, salons luxueux, dancings, jazz bands, etc., puis, naturellement, pour finir, l’éternel baiser appuyé, qui a fait école, au point que les jeunes gens d’aujourd’hui ne se gênent pas pour en « prendre de la graine » et pour se livrer en public, en autobus ou dans le métro, à ce charmant exercice. Or, d’où vient ce manque d'originalité si ce n'est de la monotonie du scénario d’abord, et des procédés, toujours les mêmes (fondus et gros plans) employés, maintenant, d’une façon invariable ? Il faut bien l’avouer, ces fameux scénarios américains dont on se plaît, à chaque instant, à reconnaître la niaiserie et la nullité, ont peu à peu envahi l’écran européen, et c’est de cette nullité, je crois, que dépend le peu d’intérêt des sujets représentés, malgré tout le talent déployé par les interprètes.

Georges Méliès dans les années 1890 - © Wikipedia

L’acteur est certes quelque chose, son importance est indiscutable, mais il ne saurait faire une bonne pièce d’un mauvais scénario, pas plus que l’artiste, au théâtre, ne peut faire un « succès » quel que soit son courage ou son talent, d’une pièce dont le sujet même ne vaut rien. Alors, à mon avis, il faut bien en arriver à cette conclusion, c’est que, en dehors des documentaires, il est nécessaire pour tout ce qui est : roman, drame, comédie, pour toute pièce, en un mot, où il y a étude des caractères et psychologie, que le scénario soit ingénieux et intéressant par lui-même. Ceci n’empêche nullement les réalisateurs de le farcir de tous les événements épisodiques qui leur paraîtront devoir enjoliver le film, et plaire à l’œil du spectateur.

Ils peuvent même employer, pour la beauté du film, toutes les ressources magnifiques des éclairages modernes, ainsi que toutes celles que leur fournit la prise de vue sous les « angles » les plus variés (ceci grâce au perfectionnement des appareils). Mais, tout cela, c’est la mise en scène, autrement dit « la sauce » ; mais ce n’est pas une raison pour négliger le « poisson »… qui, en fait, est le principal.

« Je n’avais pour but que de l’utiliser comme "prétexte à mise en scène" »

Je disais, au début de ce petit article, qu’il y avait cependant certains films pour lesquels je suis tout à fait de l’avis de la personnalité dont je parle plus haut. Et là, je me trouve autrement à l’aise pour donner mon avis, puisqu’il s’agit des films de fantaisie et d’imagination, artistiques, diaboliques, féeriques ou fantastiques dont je m’étais fait une spécialité, tout en pratiquant tous les autres genres.

Dans ces sortes de films, toute l’importance est dans l’ingéniosité et l’imprévu des truquages, dans le pittoresque des décors, dans la disposition artistique des personnages, et aussi dans l’invention du clou principal et de la finale. À l’inverse de ce qui se fait habituellement, mon procédé de construction de ces sortes de pièces consistait à inventer les détails avant l’ensemble, ensemble qui n’est autre chose que « le scénario ». On peut dire que le scénario n’est plus, dans ce cas, que le fil destiné à relier des « effets » sans grands rapports entre eux, comme le compère des revues est là pour relier entre elles des scènes très hétéroclites. J’accorde que le scénario n’a plus qu’une importance secondaire dans ce genre de compositions.

Image tirée du film Le Voyage dans la Lune (1902) de George Méliès - © Wikimedia Commons

J’ai fait, pendant vingt ans, des films fantaisistes de toutes sortes, et ma première préoccupation était, pour chaque film, de trouver : des trucs inédits, un gros effet principal et une apothéose finale. Après quoi, je cherchais quelle époque conviendrait le mieux pour costumer mes personnages, (souvent même les costumes étaient nécessités par les trucs) et une fois tout cela bien établi, je m’occupais, en dernier, de dessiner les décors, pour encadrer l’action suivant l’époque et les costumes choisis. Quant au scénario, à la « fable », au « conte », en lui-même, je l’établissais tout en dernier ; et je puis, alors, affirmer que le scénario ainsi fait était sans aucune importance, puisque je n’avais pour but que de l’utiliser comme « prétexte à mise en scène », à trucs ou à tableaux d’un joli effet.

Je m’adressais à l’œil du spectateur, pour le charmer ou l’intriguer (donc scénario sans importance) ; mais il en va différemment quand l’auteur s’adresse à son esprit et à son intelligence ; car, alors, la mise en scène, si belle soit-elle, ne suffit plus. J’espère que personne ne m’arrachera les yeux pour avoir parlé aussi franchement, je n’ai pas l’habitude de dissimuler ma pensée. Je crois d’ailleurs que ce que je viens de dire ne peut froisser personne ; toutes les opinions sont libres, chacun peut travailler suivant son goût personnel, et l’essentiel est de plaire, avant tout, au public de son temps.

Georges Méliès

Cinéa, janvier 1932

28 mai 2022
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