On l’appelle aux États-Unis la « doctrine unitariste » – d’autres disent « théorie » unitariste. Au premier abord, le terme semble abscons. Pourtant, l’idée est si simple qu’on en reste confondu. Si la démocratie américaine, selon la formule, est fondée sur les checks and balances – le contrôle et l’équilibre –, le second des deux termes se réfère, en premier lieu, à l’équilibre des trois pouvoirs qui fondent une démocratie : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. La théorie « unitariste » américaine considère que c’est cet équilibre-là qui est déséquilibré, au détriment de l’exécutif. Et donc qu’il est injuste : car l’exécutif, tout au contraire, devrait être dominant, comparativement aux deux autres. En 1988, un célèbre juge, Antonin Scalia, représentant l’aile la plus conservatrice de la Cour suprême américaine, est le premier à prôner une lecture de l’article II de la Constitution dans un sens qui mène à la primauté de l’exécutif sur les deux autres pouvoirs. Selon lui, cet article offre au président américain non pas « quelques-uns des attributs du pouvoir exécutif, mais sa plénitude ». En d’autres termes, un président, in fine, est en droit de décider de tout. La doctrine unitariste, c’est-à-dire les trois pouvoirs en un seul, est née.

Cette théorie, défendue par Scalia dans l’affaire Morrison contre Olson, fut à l’époque rejetée à l’unanimité par tous les autres juges suprêmes (7 voix contre une, celle de Scalia), qui y virent clairement une menace pour la démocratie. Quelque peu oubliée, la théorie unitariste gardait dans des milieux d’extrême droite une certaine popularité. Donald Trump, depuis sa défaite électorale de 2020, a rétabli son actualité en majesté. Et il a trouvé dans l’Heritage Foundation, un important groupe de réflexion américain, un puissant vecteur de sa promotion. Depuis 1981, ce think tank produit avant chaque élection présidentielle une sorte de programme politique qu’il pousse auprès des cercles conservateurs, et du Parti républicain en particulier. Cette fois, il a fait plus. Son Projet 2025, sous-titré « Le mandat pour gouverner – La promesse conservatrice », déroule, sur plus de neuf cents pages, ce qu’il nomme sa « Bible politique » : les mesures qu’un futur président américain devra imposer durant la première année de son entrée en fonction.

Trump n’a cessé d’insinuer sans beaucoup de nuances que, cette fois, il se donnerait les moyens d’assouvir ses désirs. C’est à cela que sert le Projet 2025

Le costume est taillé sur mesure pour le candidat Trump. Il reprend toutes ses conceptions politiques et ses ambitions. Le texte a pour objectif principal la mise à bas de ce que la droite américaine dure nomme l’« État profond », que Trump lui-même ne cesse de dénoncer dans chaque meeting de campagne. L’expression vise essentiellement la fonction publique fédérale et, tout particulièrement, celle qui dispose de prérogatives indépendantes. Tous ces fonctionnaires qui sont supposés être protégés de la pression des forces gouvernementales et politiques en général verraient donc, une fois Trump revenu dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, leurs institutions soit démantelées, soit soumises aux ordres de l’exécutif en vertu de sa « plénitude des pouvoirs ». Le ministère de la Justice au premier chef, bien évidemment. Une vaste part de son personnel étant chargée de mener les enquêtes à caractère policier dans tous les domaines, le « DoJ » pourrait se voir prié d’abandonner celles concernant les procédures engagées contre le président ou ceux qu’il entend protéger, afin de se préoccuper exclusivement de poursuivre ses « ennemis » désignés. Le FBI, la police fédérale placée sous la tutelle du ministère de la Justice, devrait tout autant s’y plier. La CIA, chargée du renseignement extérieur, devrait vraisemblablement un peu moins s’intéresser à la cybersurveillance internationale mise en œuvre par le régime de Vladimir Poutine…

Seraient également soumis aux ordres de la Maison-Blanche : la Commission fédérale des élections (FEC), qui surveille le financement et la légalité des processus électoraux ; le CFTC, gendarme des marchés financiers, qui supervise des affaires auxquelles Trump est particulièrement attentif. Quant à l’EPA, l’agence de protection de l’environnement, elle pourrait même être vouée à disparaître. En tout, une centaine d’« agences » publiques fédérales, qui opèrent dans les domaines les plus variés (santé, éducation, finance, communication, transports, environnement…) et qui disposent d’un statut légal protégeant leur indépendance, sont menacées de disparition ou de réduction drastique de leurs effectifs et, plus encore, d’interventions politiques intempestives de la part du pouvoir. C’est d’abord cet « État profond »-là que le Projet 2025 entend démembrer dès la première année.

La « Promesse conservatrice » se préoccupe aussi des us et des mœurs qu’il convient de faire régner aux États-Unis. Ainsi, le Projet 2025 veut faire prévaloir « le message selon lequel l’Amérique doit rester chrétienne et le christianisme jouir d’une place privilégiée dans la société, le gouvernement devant prendre les mesures nécessaires pour s’en assurer », dès lors que « l’identité américaine ne peut être séparée du christianisme ». Sans surprise, désormais, chaque État américain devra donc « indiquer précisément le nombre des avortements pratiqués sur son territoire, quel âge avait le fœtus, pour quel motif, par quelle méthode, ainsi que l’État de résidence de la mère ». Les États qui continuent d’autoriser l’avortement sont prévenus. Comme le sont les défenseurs de l’« idéologie transgenre », assimilée par Kevin Roberts, le président de l’Heritage Foundation, à la pornographie – « Les éducateurs et bibliothécaires publics qui la diffusent doivent être considérés comme des délinquants sexuels », lit-on dans le document émis par le think tank.

Pour imposer un nouvel ordre, il faut aussi des bras

Vous entendez vous opposer farouchement à ces mesures ? Le Projet 2025 prend les devants. Dans l’Amérique nouvelle, le recours à la troupe, d’exceptionnel aujourd’hui – il ne peut être requis qu’en cas d’insurrection –, deviendra légitime aux États-Unis pour faire régner l’ordre public si besoin. Et les immigrés devront filer droit. Le Census Bureau, équivalent américain de l’Insee chargé du recensement décennal, a toujours calculé le nombre des habitants du pays en fonction de leur appartenance « ethno-raciale ». Dans la nouvelle administration américaine, il devra désormais ajouter une rubrique dans son comptage, pour savoir combien sont américains et combien ne le sont pas. Et ce, dans chaque État.

On pourrait continuer ad libitum cette liste des actions à entreprendre d’urgence pour changer la face de l’Amérique et la soumettre au pouvoir de Donald Trump. Mais, pour imposer un nouvel ordre, il faut aussi des bras. Pour mettre en place le dispositif allouant à Trump « la plénitude des pouvoirs », l’Heritage Foundation a donc lancé, en 2023, une école de formation des futurs cadres de l’État trumpien. Car il ne suffira pas de dégraisser les services publics d’un très grand nombre de fonctionnaires jugés inutiles, il faudra aussi en embaucher quelques autres qui sauront améliorer l’« efficacité » de la bureaucratie. Le test auquel sont soumis les candidats à l’entrée dans cette école est, sans conteste, très explicite. On y trouve les questions suivantes : « Quelles options décrivent le mieux votre philosophie politique ? Conservatrice, néoconservatrice, paléo conservatrice, libertarienne, libérale, progressiste… ? » ; « Les Nations Unies peuvent-elles avoir autorité sur les politiques des nations souveraines ? D’accord, pas d’accord, ni l’un ni l’autre ? » ; « Les États-Unis ont-ils le droit de sélectionner les immigrants en fonction de leur pays d’origine ? » ; « La vie doit-elle être légalement protégée de la conception à la mort ? » ; « La famille et la religion sont-elles les piliers fondateurs de la nation américaine ? » Diverses autres questions sont encore posées : jugez-vous que la police est raciste ? que le fossé salarial entre hommes et femmes constitue une discrimination ? etc. Selon les réponses, on entrevoit le profil de ceux dont on attend qu’ils forment la crème de la fonction publique américaine dans une nouvelle présidence Trump.

Faut-il prendre ses menaces au sérieux ou ne sont-elles que des rodomontades ?

Depuis le début de sa campagne, le Donald n’a pas arrêté d’invectiver et de menacer ses adversaires potentiels, qu’ils soient démocrates ou républicains, à commencer par l’actuel président. Il a utilisé contre eux le terme de retaliation (« vengeance », « représailles ») pour qualifier ce qu’il entreprendrait une fois revenu à la Maison-Blanche. Il n’a cessé d’insinuer sans beaucoup de nuances que, cette fois, il se donnerait les moyens d’assouvir ses désirs. C’est à cela que sert le Projet 2025. Faut-il prendre ses menaces au sérieux ou ne sont-elles que des rodomontades ? Très inquiet, le politologue néoconservateur Robert Kagan voit dans les Américains les passagers d’un bateau « se rapprochant d’une chute d’eau tout en continuant de penser qu’il y aura bien une rive quelque part avant qu’ils ne tombent dans le vide ». En décembre 2023, Sean Hannity, l’animateur vedette de la chaîne ultraconservatrice Fox News, demandait à Trump si, une fois revenu au pouvoir, il n’en abuserait pas pour se venger de ses adversaires. Trump a souri et répondu : « Non, sauf le premier jour. » Ce premier jour pourrait être le plus long…

Vous avez aimé ? Partagez-le !