Y a-t-il des précédents à un tel retour ?

Il y a eu des tentatives, par exemple celle de Theodore Roosevelt, président de 1901 à 1909, qui échoua en tant que candidat indépendant en 1912. Le seul à avoir réussi fut Grover Cleveland, président de 1885 à 1889, qui revint à la Maison-Blanche de 1893 à 1897. L’histoire américaine ne laisse pas d’ordinaire de seconde chance aux losers. Celui qui se rapproche peut-être le plus de Trump, c’est Richard Nixon, battu par Kennedy en 1960 avant d’être élu huit ans plus tard. À l’instar de Trump, il incarnait la défense d’une Amérique oubliée, se posait comme un homme en lutte contre le système, mais fut plombé par ses affaires judiciaires – même si le Parti républicain, de la même façon qu’il le fait pour Trump aujourd’hui, l’a longtemps soutenu après le Watergate.

Pourquoi les républicains ont-ils échoué à faire émerger une autre candidature ?

En 2016, Trump avait raflé les primaires en étant un outsider. Mais après sa victoire, les républicains ont fait le choix du pragmatisme, et leur formation est devenue le parti du président. Ils se sont convertis à son idéologie, comme ils avaient embrassé celle de Reagan dans les années 1980. Dans ce cas-là, il est très difficile de faire émerger des opposants au champion. Et, surtout, Trump s’est efforcé de tuer la concurrence en se comportant en chef de bande quasi mafieux, capable de lancer ses troupes contre les voix dissidentes avec une violence extraordinaire, des raids numériques, des appels au meurtre… Face à ce règne de terreur, peu de républicains ont aujourd’hui le courage de s’opposer à lui. Les anciens caciques du parti, comme Mitt Romney ou Jeb Bush, ont disparu, et Ron DeSantis pourrait être rayé de la carte en Floride. De nombreuses personnalités ont craint de voir leurs carrières, leurs vies personnelles détruites. Cette violence engagée par Trump et ses troupes – violence des mots, mais aussi menace d’une violence physique concrète, autour de groupes armés tels que les Proud Boys – est le symptôme d’une crise démocratique profonde, dans un pays où il n’y a réellement que deux partis, sans autre véritable choix…

Le Trump de 2024 est-il différent de celui de 2016 ou de 2020 ?

Oui, car désormais il est revanchard, ce qui le met pour la première fois en adéquation avec sa base. Par le passé, il se présentait comme le candidat du ressentiment, alors même qu’il faisait figure d’héritier du système. Aujourd’hui, avec cette élection de 2020 dont il dit qu’elle lui a été volée, ses affaires judiciaires, il se trouve en adéquation parfaite avec le peuple qu’il prétend incarner, et il est donc d’autant plus dangereux. Ses électeurs peuvent s’identifier à ce discours d’injustice et de frustration. Trump est même allé jusqu’à faire des appels du pied aux Afro-Américains en déclarant qu’il était, comme eux, la victime d’un acharnement judiciaire !

Après l’avoir longtemps sous-estimé, n’y a-t-il pas un risque de le surestimer en pensant son élection gagnée d’avance ?

C’est possible. Il faut d’ailleurs se méfier des prophéties autoréalisatrices qui se propagent aux États-Unis, où certains font déjà la liste des contre-pouvoirs qui pourront limiter ses prérogatives. Mais le fait est qu’il y a, dans ce pays, une fatigue de l’opposition à Trump. En 2016, les démocrates étaient vent debout, les femmes défilaient pour défendre l’avortement, il y avait une profonde énergie pour lutter contre Trump.

« Nous avons devant nous une page blanche inquiétante, avec une tentation autoritaire très forte » 

Aujourd’hui, la lassitude, physique et intellectuelle, paraît s’installer, et avec elle une forme de fatalisme. C’est épuisant de se battre contre une ombre qui semble se renforcer chaque fois qu’on la frappe. Et cette fatigue trouve une forme d’incarnation au sommet de l’État. Les démocrates manquent de l’allant que pourrait leur apporter une alternative forte, comme ce que pouvait représenter la candidature d’Obama en 2008.

L’histoire américaine donne pourtant souvent un avantage aux sortants…

Habituellement, un président qui se représente doit affronter un adversaire qui sort d’une primaire difficile, coûteuse d’un point de vue politique, physique et financier. Parfois, elle peut servir de tremplin, comme pour Obama en 2008, mais c’est assez rare. Là, Trump sort de la primaire avec une image de puissance renforcée. Ensuite, Biden n’a pas su imprimer une marque à sa présidence. Aucun concept fort ne ressort quand on sonde les Américains. C’est la trace, hélas, des présidents à un seul mandat, comme Jimmy Carter ou George Bush père, qui ont coïncidé avec des périodes de transition entre deux époques. Là, on se retrouve dans une situation inédite où aucun des candidats n’incarne l’avenir, ce qui rend cette élection si décevante pour les Américains : il y a un rejet très fort, à plus de 60 %, de ces deux hommes qui n’offrent aucun discours neuf.

Comment expliquer cette fossilisation de la vie politique américaine ?

Elle est en partie due à son personnel politique et à la capacité de ces deux vieillards, dans des styles différents, à écraser la concurrence. Mais c’est aussi plus profondément symbolique de l’affaiblissement de la démocratie américaine. Dans L’Amérique dans la peau, j’avais montré en quoi le corps des présidents se devait d’être un miroir flatteur pour les électeurs, parce qu’il devait incarner une certaine histoire du pays. Aujourd’hui, les corps mêmes de Trump et de Biden témoignent d’une Amérique en panne de nouveaux récits. C’est ce qu’on retrouve aussi à Hollywood, où l’on ne fait que recycler des films passés sans vraie imagination. Comme si la machine à produire des histoires, qui était le moyen utilisé par les États-Unis pour faire oublier leur absence d’histoire propre, était enrayée. Qui est le seul candidat à avoir émergé dans cette élection ? Robert Kennedy Jr, tout simplement parce qu’il s’appelle Kennedy ! Cette fossilisation ne concerne pas seulement la vie politique, mais les idées. Elle empêche de nouveaux récits d’advenir – car il y en a, sur le climat, l’économie, la jeunesse. C’est une période de rouille, un phénomène qui revient d’ailleurs de façon assez cyclique dans le pays, lequel n’a, pour le moment, pas d’autre horizon que ces deux hommes vieillissants.

Biden peut-il tirer profit de son bilan économique ?

Ce sera son principal atout. Mais si le chômage a baissé, le niveau de vie des Américains n’a pas augmenté. Ce n’est pas une période de prospérité comme celle du milieu des années 1990, qui avait sauvé Clinton. En réalité, j’ai encore une incertitude à propos du fait que Biden sera vraiment candidat en novembre. Lui-même avait dit qu’il ne ferait qu’un mandat. La machine démocrate prendra-t-elle le risque d’aller jusqu’au bout avec lui si les sondages sont mauvais ? Obama a laissé entendre que la stratégie actuelle n’était pas la bonne. Et Kamala Harris a affirmé qu’elle était prête à endosser davantage de responsabilités. Ces déclarations très fortes témoignent d’une inquiétude non feinte face à la perspective d’un nouveau mandat Trump, qui ne serait pas aussi amateur que le premier. Jusqu’à leur convention, cet été, les démocrates ont encore la possibilité de remplacer Biden et de sortir un autre candidat du chapeau, lequel pourrait profiter du bilan économique de l’actuel président, mais aussi d’une image plus moderne, plus énergique, et d’une forme de virginité face aux attaques de Trump. Il y a une telle dépolitisation aux États-Unis, comme ailleurs en Occident, que les émotions l’emportent sur les analyses rationnelles. Quand cela se joue à quelques dizaines de milliers de voix, comme c’est le cas dans les États les plus disputés – Michigan, Pennsylvanie… –, ces dimensions n’en sont que plus capitales.

Quelles seront les clés de la campagne ?

La première sera l’argent dont disposera Trump. Avec les centaines de millions de dollars qu’il a été condamné à payer par la justice, il va devoir faire des appels de fonds pour éviter la faillite et prendre sur ses comptes de campagne.

« Comme chez le philosophe Jean Baudrillard, ce n’est pas tant la justice ici qui importe que l’utilisation symbolique qui en sera faite »

Ensuite, il y a le niveau de participation de l’électorat traditionnel démocrate, en particulier les minorités, les jeunes et les femmes. La question de l’avortement peut jouer un rôle important, bien sûr, mais il ne faut pas oublier qu’en 2016 les femmes blanches avaient majoritairement voté pour Trump… Sans oublier l’inconnue des ingérences étrangères par le biais des outils numériques.

Quid de la justice ?

Elle a un rôle énorme, mais pas celui qu’on imagine. La question n’est pas de savoir si Trump sera ou non éligible, mais plutôt s’il fera figure de victime, de bouc émissaire. Comme chez le philosophe Jean Baudrillard, ce n’est pas tant la justice ici qui importe que l’utilisation symbolique qui en sera faite. Sur le fond, Trump considère que la présidence doit lui garantir l’immunité totale, ce qui en dit long sur la pente dictatoriale dans laquelle il s’inscrit.

Bernie Sanders jugeait il y a peu qu’une élection de Trump pourrait marquer la « fin de la démocratie américaine ». Est-ce un constat trop dramatique ?

Non. Si Trump revenait au pouvoir, il le ferait avec un personnel totalement inféodé et une machine à son service pour mettre au pas l’administration, ce qu’il appelle « l’État profond », et éliminer les oppositions. Sanders, bien sûr, dramatise l’enjeu pour mobiliser les troupes démocrates. Mais sa phrase dit quelque chose de l’état de la démocratie américaine : elle n’obéit plus qu’à la peur. Chacun considère que l’arrivée au pouvoir de l’autre signifie la disparition de la démocratie américaine. C’est inédit depuis la guerre de Sécession. Par le passé, il y avait des alternances, des politiques bipartisanes. Aujourd’hui, l’Amérique d’en face est toujours illégitime. Quand le Capitole a été envahi en 2021, les assaillants et leurs soutiens proclamaient qu’on leur avait volé leur pays. Mais, en 2016, beaucoup de démocrates jugeaient aussi que Trump était illégitime parce que Clinton avait gagné le vote populaire ! Et l’on arrive maintenant au bout de cette logique : l’adversaire n’est plus seulement illégitime, mais un ennemi qui va détruire le pays. C’est le ferment d’une guerre civile, qui est déjà dans les esprits aux États-Unis. En 1933, au moment de l’élection de Roosevelt, de nombreux complots avaient vu le jour pour l’assassiner et mettre en place un régime d’extrême droite. On retrouve cette même atmosphère délétère face à une élection d’ores et déjà empoisonnée.

Celle-ci ne pourrait-elle pas purger les conflits entre les deux camps ?

Non, jamais. J’ai souvent parlé de crash test pour la démocratie américaine. En réalité, je crois que c’est une démocratie qui a déjà crashé, et je ne vois pas encore comment elle peut y survivre. Nous avons devant nous une page blanche terrifiante, avec une tentation autoritaire très forte, et quand Trump évoque la « vermine » pour désigner des pans de la société américaine, les relents fascistes sont évidents. En 2000, Al Gore avait reconnu sa défaite face à Bush dans des circonstances très controversées, pour le bien de la démocratie américaine. Aujourd’hui, il y a un retournement des valeurs : plus personne n’est capable d’admettre sa défaite, car la victoire de l’autre est toujours vue comme un pas vers la destruction de l’Amérique. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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