Donald Trump est un nationaliste américain de tendance protectionniste. Sa vision, avant même l’élection présidentielle, impacte-t-elle déjà les relations internationales ?

Il faut faire preuve de prudence à plusieurs niveaux. Le premier défi est de bien interpréter aujourd’hui ce qui n’est qu’un discours de campagne électorale animé par une stratégie marketing – une grande spécialité de Trump. On ne peut pas directement déduire de son discours populiste ce que sera sa politique réelle, et tout particulièrement sa politique étrangère. Ensuite, une des dimensions premières du personnage, c’est l’imprévisibilité. Son précédent mandat a montré qu’il pouvait prendre des initiatives qui ne correspondaient pas à ses engagements préalables, l’épisode fameux avec le leader nord-coréen Kim Jong-un en étant la parfaite illustration [ce rapprochement spectaculaire tournant vite au fiasco]. Cela étant dit, la tension suscitée par ses propos impacte déjà le comportement politique de certains acteurs, à commencer par celui des Européens. Il s’est créé une panique sur le continent après la déclaration de Trump selon laquelle, face à des agressions de Vladimir Poutine, il lâcherait les pays membres de l’Otan en retard de leurs cotisations dues à l’alliance. Ailleurs dans le monde, personne ne s’est beaucoup ému de cette affaire. Mais la forte réaction de l’Europe relève davantage du sentiment de malaise qu’elle ressent face à elle-même que d’une réaction rationnelle aux déclarations électoralistes d’un candidat en campagne.

Quand Trump tient ces propos sur la relation américano-européenne, est-ce une rodomontade ou les prémices de ce qu’il pourrait faire s’il était élu ?

Je ne crois pas trop à un bouleversement radical de la relation américaine avec l’Europe. On ne modifie pas une politique étrangère d’un claquement de doigts. S’il arrive au pouvoir – et l’histoire abonde de cas de ce genre –, la pression qui s’exercera sur lui sera considérable, de la même façon qu’elle l’a été lors de son premier mandat. Ce que peut faire un président protestataire, c’est changer la forme, la méthode, davantage que la substance. La capacité de modifier une politique étrangère est inversement proportionnelle à la puissance d’un État. Plus celui-ci est puissant, plus il a accumulé d’éléments de son insertion dans l’espace mondial, et plus il lui est difficile et coûteux de changer de cap. On dira que Trump est irrationnel, qu’il se moque de telles contraintes, mais s’il est élu, il aura autour de lui tout un entourage et devra se plier à une série de procédures qui font qu’un président des États-Unis, souvent, ne peut pas changer les choses radicalement. En revanche, il faut comprendre que Trump est un thermomètre mesurant la fièvre de la société américaine. Ce qu’il promeut répond à l’attente d’une partie importante d’un pays en proie à une transformation profonde. C’est cette transformation qui, à terme, peut aboutir à un changement de politique étrangère américaine. L’acteur qui peut provoquer le changement, c’est la société.

« De plus en plus, les États et les villes mènent leur propre politique étrangère. On l’a vu en Californie sur les enjeux environnementaux face à Trump. »

Quelles sont ces transformations sur lesquelles Trump entend surfer ?

Il y a trois crises majeures dans la société américaine. La première est liée au traumatisme issu de la mondialisation. Les Américains ont cru qu’elle leur serait favorable. Finalement, il s’avère qu’elle a beaucoup plus bénéficié aux nations émergentes, et premièrement à la Chine. Deuxième traumatisme : comme on a eu la génération post-Viêtnam dans les années 1970, on a aujourd’hui une génération « post-néocons » (néoconservateurs) qui ne croit plus au messianisme américain projetant sa force dans le monde. Enfin, la troisième mutation, c’est un sourd repli des Américains sur leur propre État, aux dépens de l’État fédéral. De plus en plus, les États et les villes mènent leur propre politique étrangère. On l’a vu en Californie sur les enjeux environnementaux face à Trump. Cela pourrait être déterminant pour l’avenir du pays.

Abordons deux dossiers chauds. Commençons par l’Ukraine. Trump pourrait-il retirer à ce pays le soutien financier et militaire des États-Unis face à la Russie ?

Personnellement, je ferais le pari contraire. Lâcher l’Ukraine remettrait tout en question. Pour Washington, ce serait se couper de ses alliés de longue date, prendre des risques énormes sur le plan diplomatique et militaire, mais aussi économique. Cela me paraît infiniment peu probable.

Le gouvernement israélien espère vivement un retour de Trump. Celui-ci pourrait-il soutenir un « nettoyage » par Israël de la population à Gaza, et peut-être même en Cisjordanie ?

À nouveau : on ne change pas une politique ancienne d’un coup de balai. Voyez Biden et son entourage démocrate. Ils tentent d’imposer des changements diplomatiques au Proche-Orient, mais n’y parviennent pas. Considérez la première mandature de Trump : il a certes pris des initiatives inédites de soutien à Israël, comme le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem, ou la suspension de l’aide de Washington à l’UNRWA [l’agence onusienne de soutien aux réfugiés palestiniens]. Ce n’est pas négligeable. Mais il est resté dans la sphère du symbolique. Je fais le pari aujourd’hui que, quel que soit le prochain président, Biden ou Trump, il ne votera jamais au Conseil de sécurité des Nations unies une décision défavorable au gouvernement israélien.

« Que ce soit avec Trump ou Biden, il n’y aura pas de modification profonde de la politique américaine envers Israël. »

La question n’est-elle pas inverse ? Trump pourrait-il, lui, autoriser Israël à mener une expulsion de la population gazaouie, ce que Biden semble avoir refusé ?

Biden essaie d’échapper à cette issue tragique, mais il ne fait rien pour l’en empêcher. Les États-Unis pourraient aujourd’hui mettre un terme à l’opération à Gaza en trois jours s’ils annonçaient à Israël qu’ils cessent de lui fournir armes et munitions, ou s’ils levaient leur veto au Conseil de sécurité. Ils ne le font pas. Parce que leur politique est à cet égard figée du fait d’un ensemble de déterminants structurels, qui vont d’ailleurs à l’encontre de l’évolution de la société américaine, laquelle est de plus en plus sensible à la cause palestinienne. Que ce soit avec Trump ou Biden, il n’y aura pas de modification profonde de la politique américaine envers Israël.

Le magazine Foreign Policy craint que, s’il revient à la Maison-Blanche, Trump, disposant d’un entourage mieux préparé qu’en 2017, se sente plus libre d’agir dans un monde devenu plus « désordonné » qu’il y a huit ans. Partagez-vous cette inquiétude ?

Les choses ne se passent pas ainsi dans le jeu politique. D’abord, à ma connaissance, Trump ne dispose pas, en matière de politique étrangère, d’une équipe beaucoup plus structurée que celle qui l’a servi durant son premier mandat. À l’époque, Trump n’a cessé de changer de collaborateurs. Et il lui fallait chercher de plus en plus loin pour en trouver des crédibles. Il n’y a aucun signe que les choses aient fondamentalement changé. Ensuite, il faut arrêter de penser que la politique étrangère est l’affaire d’une équipe ou d’un leader. Bien sûr, un président aux convictions profondes peut engager des changements, comme l’ont fait Wilson et Roosevelt. Et même, dans une moindre mesure, George Bush Jr. avec sa bascule néoconservatrice. Mais, encore une fois, une politique étrangère répond à une large quantité de paramètres, pas uniquement géopolitiques, mais aussi économiques, sociaux, etc. Aucun homme, aussi charismatique soit-il, n’a la main sur tous ces éléments. Sauf à aller vers une épreuve de force qu’il est loin d’être sûr de gagner, je ne vois pas Trump avoir la capacité de transcender cette extraordinaire variété de paramètres.

La Chine peut-elle peser sur l’élection ? A-t-elle intérêt à la victoire de Trump ?

C’est tout de même sous Trump que les relations sino-américaines ont atteint un seuil critique… Les dirigeants chinois – au contraire des russes – n’ont pas un très bon souvenir de la présidence Trump. La politique étrangère chinoise est obsédée par la maîtrise de la mondialisation de l’économie. Or celui qui a renvoyé le protectionnisme à la face de Pékin, c’est Trump. Par ailleurs, je suis aussi assez sceptique quant à l’idée qu’une puissance étrangère puisse peser significativement sur un processus électoral. Les fake news jouent à la marge. Elles ne font pas une élection.

« On se focalise sur Trump, mais c’est la société américaine qui doit nous inquiéter. »

Donald Trump semble faire de plus en plus d’émules. Poutine l’apprécie. En Argentine, le nouveau président Javier Milei aussi. Le Saoudien Mohammed Ben Salmane ou l’Israélien Benjamin Netanyahou plus encore. Comment expliquer l’engouement de ces dirigeants pour Trump ?

Dans la réalité, les dirigeants du monde jouent davantage la carte du pragmatisme que celle de l’adhésion idéologique. Évidemment, ceux qui se sentent les plus menacés par les États-Unis voient d’un meilleur œil l’accès au pouvoir d’un homme instable, et plus facilement manipulable, que celui de quelqu’un qui donne peut-être des signes de sénilité, mais qui dispose d’une équipe beaucoup plus structurée et plus conforme à la tradition hégémonique américaine. La seule exception, à mes yeux, c’est Milei en Argentine, qui incarne un populisme très idéologique. Sinon, je ne vois pas de vraie conviction idéologique commune qui unisse à Trump les autres noms que vous avez évoqués.

Trump est-il une menace plus grande pour le modèle démocratique que ne le sont les régimes dits « illibéraux » ?

La vraie menace est la fièvre populiste, qui affecte toutes les démocraties. Bien sûr, quand la démocratie américaine est attaquée, les effets de halo sont plus grands que lorsque cela advient dans d’autres pays. On tend à oublier que le populisme dispose aussi d’une politique étrangère. Celle-ci se réduit aujourd’hui à un slogan très simple : « moi d’abord » – « America First ». Quand ce phénomène s’empare d’une grande puissance, ça ne bouleverse pas forcément sa politique étrangère, mais cela engendre des effets de déstabilisation importants. Je le répète, on se focalise sur Trump, mais c’est la société américaine qui doit nous inquiéter. Vu leurs divisions internes sur de nombreux sujets, on peut se demander si les États-Unis ne vont pas éclater à terme. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

Illustration François Maumont

 

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