Depuis une bonne décennie, l’idée la plus prégnante des transports urbains de demain concerne le véhicule autonome sans conducteur, ouvrant la voie vers un futur « robomobile ». Certains promettent monts et merveilles (moins d’accidents, moins d’embouteillages, des gains de temps et d’accessibilité) ; d’autres de profonds changements sociétaux, économiques, urbains. En attendant une voiture, même intelligente, reste une voiture. Cette vision du futur est construite au regard des systèmes de transport existants, encore largement dominés par l’usage massif de la voiture individuelle. Elle est conditionnée aussi par le contexte économique mondial. En effet, depuis une dizaine d’années, constructeurs automobiles et opérateurs de transport historiques sont soumis à la concurrence des nouveaux géants du numérique et des nouvelles technologies (GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – et NATU – Netflix, Airbnb, Tesla et Uber). Les États et un certain nombre de métropoles se sont trouvés entraînés dans le sillage de cette course à l’innovation.

Concomitamment, par hybridation, le déploiement de la mobilité électrique et connectée a permis l’émergence de petits engins individuels plus rapides que la marche à pied, comme les trottinettes en free flotting – c’est-à-dire en libre-service et sans station – ou les gyropodes, etc. Et plus récemment encore, la crise sanitaire du Covid-19 a donné un coup de pédale inattendu à la pratique du vélo. De grandes métropoles comme Berlin, Bogota, Mexico, Paris, aménagent dans l’urgence des réseaux de pistes cyclables (les fameuses coronapistes). En gros, elles sont en train de réaliser à la hâte ce qu’elles avaient traîné à faire depuis quarante ans.

À vrai dire, nous sommes entrés dans l’ère de la robotique et de l’intelligence artificielle depuis longtemps, au gré de l’imprégnation des nouvelles technologies dans nos vies et dans nos villes, souvent sans y prêter attention. Dans une acceptation très large, la robomobilité consiste à confier tout ou partie de ses capacités à se déplacer à une machine ou à un algorithme : en utilisant une application GPS ou en activant la fonction d’aide au parking sur une voiture, par exemple. Ces développements peuvent ainsi offrir des perspectives très intéressantes pour tous ceux et toutes celles qui éprouvent des difficultés dans leur mobilité, tant au niveau physique que cognitif (à commencer par se repérer dans l’espace ou lire un plan). L’intelligence artificielle appliquée à la ville (la smart city) a d’ores et déjà investi de nombreux domaines, dont les transports. Par exemple, avec l’information en temps réel des conditions de circulation sur différents supports dont les smartphones, avec la mise en partage d’une flotte de vélos ou de véhicules sur un territoire. Plus encore, le partage des données des différents opérateurs de transport urbains au sein d’un système intégré (le MaaS : Mobility as a Service) permet aux usagers de pratiquer beaucoup plus facilement qu’auparavant l’intermodalité (l’utilisation de plusieurs modes au cours d’un même déplacement).

Alors quels transports dans la ville de demain ? En tant que spécialiste des mobilités urbaines et de ses enjeux, j’imagine toujours plus de piétons et de cyclistes, peut-être aussi des petits engins individuels hybrides pour les enfants et les personnes âgées, entre autres, qui retrouveront leur droit de cité. Les rues seront accueillantes, attractives, ombragées et sûres. Des transports en commun permettront de se déplacer plus loin, en dehors du quartier. Ils fonctionneront en continu, jour et nuit. Accessibles à tous et à toutes. Nos métros, nos trams et peut-être des petits véhicules légers autonomes, rapides, fluides, climatisés, sécurisés, propres. L’on se déplacera sur des chaussées mieux partagées entre les différents usagers, ou bien suspendu à des rails. L’on trouvera des voitures encore. On respirera un bon air.

De fait, la question des transports de demain renvoie à un ensemble de défis sociétaux qui concernent l’environnement, l’urbanisme, la sécurité, les modes de vie, la santé et le bien-être. Ce futur interroge aussi les systèmes économiques à soutenir et vient chahuter les gouvernances : les villes de demain se préparant dès aujourd’hui avec des décideurs visionnaires, engagés et des usagers éclairés. Car les transports urbains nécessitent de lourds investissements qui portent sur des temps très longs (de plusieurs décennies à un siècle). De la même manière que les systèmes actuels dans leurs infrastructures sont hérités du siècle précédent. Ainsi, les villes les plus avancées en éco-mobilité ont entamé leur mutation au milieu des années 1970-1980 (Copenhague, Amsterdam, la brésilienne Curitiba et Strasbourg).

Si l’on se réfère aux aspirations des habitants, nombreux sont celles et ceux qui souhaitent une vie plus saine et un ralentissement des rythmes (Baromètre des mobilités du quotidien, 2020 ; Enquête modes de vie et mobilité, Forum Vies mobiles, 2016). La nécessité de ce ralentissement est débattue depuis une trentaine d’années. Toute une littérature dénonce les effets délétères de la mobilité généralisée, dans une lecture critique de sa supposée valeur positive, de Pierre Sansot à Hartmut Rosa, en passant par Jérôme Lèbre et Carl Honoré. L’accélération des modes de vie rend beaucoup moins libre qu’il n’y paraît et la mobilité généralisée devient un leurre, qui « scinde, partitionne, brise et épuise l’individu, […] aliène et détruit l’environnement », comme le souligne le sociologue Éric Le Breton dans son livre Mobilité : la fin d’un rêve ? (Apogée, 2019). Sans compter que cette mobilité est une activité dont le risque est souvent sous-évalué : 3 500 morts sur les routes en 2018 en France, environ 48 000 morts par an dus à la pollution atmosphérique (Institut de veille sanitaire), augmentation de la prévalence de nombreuses maladies liées à la sédentarité. Car, certes, on se déplace beaucoup, mais la plupart du temps sans faire d’effort physique.

Prévoir le futur n’est pourtant pas aisé. De manière générale, les études de prospective proposent trois grandes alternatives : rien ne change, tout change, ou retour en arrière. En 2007, le sociologue John Urry avait élaboré quatre scénarios possibles de nos systèmes de mobilité dans le futur : une solution miracle basée sur une alternative sociotechnique inconnue qui s’accompagnerait d’un nouveau système économique, social et politique ; une solution high tech avec le développement du numérique et de nouvelles technologies se substituant à la réalité ; une solution de société sans voitures, fondée sur les principes de la décroissance économique avec un changement radical des modes de vie et un retour au local ; un scénario catastrophique correspondant à l’absence de solution prise à temps.

Actuellement, la perspective d’une démobilité qui permettrait de tendre vers un monde moins carboné est envisagée par certains. D’un autre côté, les essais technologiques sont nombreux : véhicule autonome, mobilité électrique, solaire ou à hydrogène, hyperloop à Dubaï ou en Californie, transport suspendu sur rail par capsule intelligente en Inde (Metrino PRT, pour « personal rapid transit »), en Israël (Skytran) ou en France (Supraways), taxis-drones volants à Dubaï (Volocopter) ou à Paris (SeaBubble), etc. Pour autant, aucune invention majeure n’a été faite dans le domaine des transports depuis plus d’un siècle (Jean-Pierre Orfeuil et Yann Leriche, Piloter le véhicule autonome, Descartes & Cie, 2019) : rail, vélo et voiture étant apparus au moment de la Révolution industrielle. Même les trottinettes électriques existaient déjà au début du XXe siècle. L’innovation dans les transports passera peut-être davantage, comme le pense Jean-Pierre Orfeuil, par les systèmes déployés et moins par l’invention de nouveaux engins. La mise en partage des moyens de transport pourra constituer la prochaine grande rupture dans les systèmes de mobilité urbaine. Changement culturel autant qu’économique, il s’agira de mettre fin à la possession personnelle et de remettre en cause le modèle basé sur la consommation.

Finalement, les transports de demain se dessinent en filigrane dans nos villes à travers les décisions qui y sont prises ; ne rien changer faisant partie des réponses possibles, même si ce n’est de toute évidence pas souhaitable. Ce futur, ce n’est pas forcément prévoir des choses en plus, cela peut être des choses en moins, comme le montre Thierry Paquot dans son livre Désastres urbains (La Découverte, 2019). Ou les mêmes choses en mieux. Déjà, l’on voit que les villes qui attirent la jeunesse aujourd’hui sont celles qui offrent un cadre de vie agréable, qui font de la place aux humains et à la nature, qui proposent des espaces marchables, cyclables, un air plus respirable ; tous ces éléments interagissant les uns avec les autres. 

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