Quelles sont les forces militaires présentes au Sahel depuis 2013 ?

En 2012 s’est constituée une coalition composée de groupes rebelles touareg et de djihadistes. L’intervention militaire française en Libye en 2011 a eu notamment pour conséquence le retour au Mali des rebelles touareg qui appartenaient pour certains à la garde rapprochée de Mouammar Kadhafi, avec un véritable arsenal. À la suite de scissions internes, une fraction d’entre eux a créé le MLNA, qui a fait alliance avec des groupes djihadistes. Cette alliance a rapidement pris fin, car les rebelles touareg ont été débordés par les djihadistes qui ont pris le contrôle des villes de Kidal, de Tombouctou et de Gao, et y ont exercé une autorité très dure, avec l’application de la charia.

Peu après le lancement de l’offensive est en outre intervenu, le 22 mars 2012, un coup d’État mené par le capitaine Sanogo, qui a renversé le président Amadou Toumani Touré (dit ATT). Tout au long de 2012, il y avait eu des efforts des forces internationales, africaines notamment, pour créer une force au Mali visant à stopper la dégradation de la situation sécuritaire. En raison des retards accumulés, c’est la France qui est intervenue en réponse à la requête formulée par les autorités intérimaires mises en place pour mener une transition civile après le retrait forcé de la junte sous la pression internationale. Cette opération, Serval, a été considérée comme un succès dans la mesure où elle poursuivait des objectifs tactiques, opérationnels et stratégiques clairs : il fallait stopper la progression des groupes djihadistes afin qu’ils ne prennent pas le pouvoir à Bamako. Il s’est ainsi agi de reconquérir des villes et des espaces que ces groupes avaient réussi à contrôler. Le point positif est que l’après-opération militaire a été pensé, à l’inverse de l’intervention française en Libye deux ans plus tôt, où rien n’avait été prévu pour gérer le pays après le renversement de Kadhafi. Après Serval a aussitôt été décidée la mise en place de la Misma, Mission internationale de soutien au Mali, sous conduite africaine, qui a réuni des forces de la Cédéao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et du Tchad sous l’égide de l’Union africaine. Puis les Nations unies ont pris le relais avec la Minusma (la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) dès l’été 2013. À ce moment fut décidée l’organisation d’une élection présidentielle, qui a vu la victoire de Ibrahim Boubacar Keita.

Pourquoi est-on passé de Serval à Barkhane ?

Le premier argument avancé a été de considérer que ce conflit n’allait pas rester cantonné aux frontières du Mali, la menace des groupes djihadistes étant transnationale, avec des risques d’extension. Pour y répondre, il fallait donc une force dotée d’une capacité d’intervenir au-delà des frontières nationales, une capacité transrégionale identique à celle de l’ennemi. Un deuxième élément visait le réagencement du dispositif militaire prépositionné (voir la carte en poster). La mise en place de Barkhane, dont l’état-major est situé à N’Djamena, a signifié l’absorption du fameux dispositif Épervier installé au Tchad en 1986 et qui succédait lui-même à une opération lancée au début des années 1980. Il y a enfin eu la volonté de considérer que la région du Sahel était fragile. La crainte d’une menace transnationale qui s’étendrait sur une partie du pré carré français, au cœur de l’Afrique francophone non côtière, a justifié le mandat élargi de la force Barkhane qui s’étend désormais sur ladite « bande sahélo-saharienne » (BSS).

Quelles sont les missions de Barkhane ?

Son mandat s’articule autour de quatre volets : 1) la lutte contre les groupes armés terroristes, qui est l’objectif principal ; 2) le renforcement des capacités des armées partenaires, notamment dans le cadre du G5 Sahel créé en 2014, puis de sa force conjointe mise en place en 2017 ; 3) le soutien aux partenariats, référence aux actions menées avec la Minusma ou les missions de l’Union européenne ; 4) une aide au développement– plus précisément la mise en œuvre d’initiatives très locales (campagnes de vaccination, distribution de médicaments, creusement de puits…), dans une perspective de protection de la force grâce à son insertion dans l’environnement local.

Qui sont les ennemis au Sahel ?

Il faut en effet utiliser ce mot d’ennemi. Quand on emploie un vocabulaire qui renvoie à un mode opératoire – lutter contre le terrorisme –, on n’identifie pas assez l’ennemi qu’on combat. C’est une des difficultés structurelles auxquelles se heurte Barkhane. Ce discours sur la lutte antiterroriste dénote une grande faiblesse dans l’analyse.

Pourquoi ?

En face, les ennemis ont un discours politique très articulé, un projet social très pensé. Or, on ne peut y répondre en situant la lutte sur le seul terrain militaire. Je trouve trop sévères les critiques sur Barkhane, car la difficulté ne vient pas uniquement de ce dispositif qui n’est qu’un instrument : une mission militaire ne peut être efficace que lorsqu’elle est mise au service d’un objectif politique. Combattre des groupes terroristes n’est pas un objectif politique mais opérationnel. Quelle réponse politique apporte-t-on pour contrer le projet politique, social, éducatif promu par ces groupes ? C’est la vraie question. L’objectif stratégique actuellement mis en avant est la restauration de l’autorité de l’État. Mais de quel État parle-t-on ? Aujourd’hui, les États sahéliens sont davantage perçus comme prédateurs que comme protecteurs. Cette perception est partagée par des acteurs très différents qui sont loin de se réduire aux seuls groupes djihadistes, mais incluent des rébellions autonomistes comme au nord du Mali, des groupes politico-militaires comme au Tchad, des insurrections populaires comme au Burkina Faso en 2014 ou au Mali en 2020. La prolifération de groupes d’autodéfense pour suppléer les forces intérieures incapables d’assurer la sécurité sur leurs territoires traduit elle aussi cette crise de gouvernance.

La nouvelle stratégie de l’Union européenne adoptée le 19 avril prend davantage en considération cette question clé de la gouvernance, contrairement à celle de 2011, principalement axée sur la « lutte antiterroriste ».

Ces groupes, y compris djihadistes, jouent-ils un rôle social ?

Si on accepte de regarder l’ennemi en face, on voit que se mettent en place des systèmes alternatifs en matière de gouvernance, d’éducation, de gestion des ressources naturelles, d’administration de la justice : récemment, deux voleurs ont été pris sur le fait dans le nord du Mali ; en application de la charia, ils ont eu la main droite et le pied gauche coupés par les djihadistes.

Certaines populations – pas toutes bien sûr – disent : lorsque l’on va trouver la justice formelle, un procès traîne, les voleurs sont relâchés. Face à un système judiciaire bloqué, ou à un système éducatif inefficace en matière d’ascension sociale, les djihadistes apportent des réponses alternatives… Il ne s’agit évidemment pas de donner quitus à des groupes qui veulent imposer leur projet par la violence. Mais il est urgent d’y répondre par un projet de nature politique et par un contrat social dans lequel se reconnaîtront des populations se percevant comme totalement abandonnées par les États depuis des années.

Qui sont ces groupes djihadistes ?

Ils ont beaucoup évolué en termes de composition, d’alliances et de méthodes. En 2012, c’est essentiellement à des groupes venus d’Algérie que l’on avait affaire. Après la guerre civile qui l’a ensanglantée, l’Algérie a réussi à repousser ces groupes armés terroristes pour qu’ils s’installent dans un sanctuaire au nord du Mali. Beaucoup sont issus des GIA (Groupes islamiques armés), auteurs des attentats de 1995 en France. Puis ils se sont transformés en GSPC, Groupe salafiste pour la prédication et le combat. La plupart des membres de cette organisation on fait allégeance à Al-Qaïda pour créer AQMI, Al-Qaïda au Maghreb islamique. AQMI a aussi connu des scissions qui ont favorisé l’apparition d’autres groupes, tel Al-Mourabitoune. Mais d’autres groupes beaucoup plus locaux sont aussi apparus sur le terrain tels Ansar Dine, fondé par l’ex-chef rebelle touareg Iyad Ag Ghali, le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest), ou la katiba du Macina, fondée par Amadou Koufa dans le centre du Mali.

« Les populations ne constatent pas d’effets bénéfiques directs, tandis que les attaques terroristes ont doublé chaque année depuis 2016 »

Après des scissions et des alliances nouvelles, les deux principaux groupes djihadistes sont aujourd’hui :

– le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), qui, selon les dernières informations, a enlevé le journaliste français Olivier Dubois. Dirigée par Iyad Ag Ghali, cette organisation réunit depuis 2017 Ansar Dine, Aqmi, une partie du groupe Al-Mourabitoune ainsi que la katiba du Macina. Le GSIM est rattaché à Al-Qaïda ;

– l’État islamique au grand Sahara (EIGS), aussi composé à l’origine de combattants issus d’Al-Mourabitoune et dirigé par Abou Wahid Al-Sarahoui, ancien porte-parole du MUJAO, incarne la branche sahélienne de la province Afrique de l’Ouest de l’État islamique (ISWAP), dont l’autre branche, issue d’une scission du groupe Boko Haram, intervient autour du lac Tchad.

Ces deux groupes, qui sont affiliés à des centrales internationales en concurrence sur le plan idéologique – Al-Qaïda et l’État islamique –, s’affrontent violemment sur le terrain depuis début 2020. L’épicentre de la crise n’est plus dans le nord mais dans le centre du Mali. C’est de là que le conflit s’est élargi au Niger et au Burkina Faso.

Quel regard portez-vous sur la présence française ?

En 2013, c’est une armée française libératrice et légitime qui intervient, et elle est perçue comme telle. Mais avec le temps, la présence de troupes étrangères qui se prolonge n’est jamais bien vue, surtout quand on peine à voir les résultats de leur intervention. Or, les populations ne constatent pas d’effets bénéfiques directs, tandis que les attaques terroristes ont doublé chaque année depuis 2016. Il me semble excessif de parler de rejet massif de la présence française. Le plus préoccupant est qu’on voit s’insinuer un scepticisme sans précédent quant à l’action de l’armée française et à son manque de résultats. La France est prise dans une double contradiction. D’une part, sa volonté de fonder son action sur la Realpolitik tout en continuant à tenir un discours normatif qui promeut l’État de droit et la démocratie – discours contredit dans les faits, comme l’a démontré sa gestion de la crise ouverte par le décès d’Idriss Déby et l’installation d’une junte au pouvoir dirigée par son fils. D’autre part, fonder sa politique étrangère sur le hard power, l’instrument militaire, au risque de sacrifier son soft power, c’est-à-dire l’attractivité de son modèle.

Par ailleurs, il est désormais difficile de continuer à refuser tout dialogue avec les terroristes, comme le font les plus hautes autorités françaises, alors que les principaux partenaires, dont le Mali, ont officiellement décidé d’engager des pourparlers avec « tous les fils du pays », y compris les groupes radicaux. D’un autre côté, la France ne peut pas annoncer aujourd’hui qu’elle va se retirer, car cela signifierait reconnaître que la guerre a été perdue, ce qui constituerait une très lourde défaite. Cela pourrait changer après les élections de 2022 en France. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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