« Il n’y a plus de politique africaine de la France. » Par ces mots prononcés le 28 novembre 2017 à Ouagadougou, Emmanuel Macron tentait d’ouvrir un nouveau chapitre de la relation entre la France et l’Afrique. Le choix de la capitale du Burkina Faso pour annoncer cette rupture historique n’était pas fortuit. Cette ville, située au cœur du Sahel – où la France est engagée militairement depuis 2013 –, est aussi un lieu marqué par les révolutions, comme celle menée par le capitaine Thomas Sankara au début des années 1980, ou, plus récemment l’insurrection populaire qui a conduit au renversement de son successeur, Blaise Compaoré, en octobre 2014.

La chute de ce dernier, après vingt-sept ans au pouvoir, a été parfois faussement interprétée comme l’amorce d’un « printemps africain ». Après son exfiltration par l’armée française puis, en septembre 2015, une tentative avortée de contre-révolution à laquelle la France s’est discrètement opposée, des réformistes de son parti l’ont finalement remplacé, remettant à plus tard l’arrivée du printemps. L’actuelle relation entre la France et l’Afrique est un peu à l’image de ce pays ambigu où le conservatisme cohabite avec le changement. Trois ans et demi après le discours de Ouagadougou, la France et son président se retrouvent piégés dans la contradiction entre une volonté de transformation et la continuité d’un système institutionnel hérité du long passé colonial et néocolonial français, plus facile à dépasser par les mots que par les actes.

« Pour de nombreux observateurs, l’intervention militaire au Sahel [...] ancre solidement la France dans son passé néocolonial »

Des actes, Emmanuel Marcon en a posé depuis son discours de Ouagadougou, comme autant de gages de son désir de tourner la page : réforme du franc CFA, monnaie commune à quatorze pays africains héritée de l’époque coloniale ; publication du rapport Duclert sur le génocide rwandais ; restitution d’œuvres d’art au continent afin que ses habitants puissent se réapproprier, à travers leur patrimoine artistique, leur histoire et leur culture ; tentative de mobilisation de la diaspora africaine en France pour installer une « conversion des regards » entre les deux continents ; consolidation des liens économiques avec certains pays africains anglophones. Le chef de l’État français a même réussi à convaincre l’un des critiques les plus clairvoyants du système postcolonial, l’intellectuel camerounais Achille Mbembe, de préparer avec lui l’échange qu’il entend avoir avec la société civile africaine lors du prochain sommet Afrique-France, en juillet 2021, à Montpellier. Une première dans l’histoire de ces sommets.

Mais, pour de nombreux observateurs, l’intervention militaire au Sahel entrave encore le chemin du changement et ancre solidement la France dans son passé néocolonial. « Là-bas, nous sommes en première ligne, à l’ancienne », remarque Antoine Glaser, coauteur avec le journaliste Pascal Airault, du Piège africain de Macron chez Fayard. « Il y a ici la survivance d’une approche passée, un schéma issu de la période coloniale, assumé et officiel », ajoute la politologue Niagalé Bagayoko.

La France est engagée dans la zone sahélienne depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Les militants religieux y sont déjà dans le collimateur des autorités françaises. Ainsi, cette fiche des services d’immigration de Dakar de septembre 1911 dont le verso présente la photographie d’un dénommé Abdoul Karim Mourad, quadragénaire à la barbe fournie et dont le recto, rédigé par un fonctionnaire de police, indique : « Fait de la propagande islamique sous couvert de la vente de publications arabes. Visite toutes les colonies du groupe, où il a des entrevues avec des personnalités marquantes de l’islam. » Dans L’Empire des sables (Perrin, 2018), qui raconte la gouvernance militaire de « cet immense espace qui s’étend de la Mauritanie au Tchad », l’universitaire Emmanuel Garnier estime que le rôle de l’armée française au Sahel de 1860 à 1960 est « la préfiguration de son rôle d’aujourd’hui ».

Emmanuel Macron doit se débrouiller avec cet héritage, à la fois lointain produit de l’empire des sables et du choix de son prédécesseur, François Hollande, qui a décidé d’intervenir au Mali en janvier 2013 pour répondre à l’appel des autorités de ce pays au bord de l’effondrement à la suite d’une cascade d’événements brutaux : la rébellion des populations arabo-touareg du Grand Nord malien, suivie par un coup d’État à Bamako en mars 2012, entraînant un chaos politique et militaire qui a permis à des groupes armés liés à Al-Qaïda de prendre le contrôle de plusieurs grandes villes du pays, puis de lancer une offensive sur Sévaré, une ville située à seulement 700 kilomètres de la capitale malienne Bamako, qui est alors, selon les autorités françaises, à portée des pick-up djihadistes. Même si, au dire de nombreux chercheurs, cette menace a été exagérée par l’exécutif français, le résultat a été le déclenchement de la plus grosse opération militaire à l’étranger depuis la guerre d’Algérie.

Pour des raisons aujourd’hui encore peu claires, François Hollande a opté pour une opération terrestre lourde et non pour des frappes aériennes. L’opération Serval a mobilisé 4 000 hommes qui ont stoppé l’avancée des « groupes djihadistes », puis les ont chassés des villes qu’ils occupaient. Mais ces adversaires ont alors recouru à l’une des ruses les plus classiques de la guerre : la pression sur les vides de l’adversaire. Ils se sont éparpillés et ont investi les espaces ruraux abandonnés par les États centraux fantômes et fragilisés par des tensions locales sur fond de compétition pour les ressources. Les groupes armés ont ensuite mordu sur deux voisins du Mali, le Niger et le Burkina Faso, qui connaissent des problèmes de gouvernance similaires à ceux du Mali, régionalisant la crise et poussant la France à élargir sa mission, rebaptisée « Barkhane » en août 2014, à cinq nations : le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad.

Après huit ans de présence au Sahel, la France défend un bilan qu’elle estime positif et que résume en ces termes Christophe Bigot, directeur Afrique et océan Indien du Quai d’Orsay : « Nous avons évité que les États de ces pays s’effondrent totalement. Notre intervention a concouru à ce que les populations et les États réussissent à entretenir une vie sociale et démocratique, comme en témoignent les récents processus électoraux au Burkina Faso et au Niger. Nous avons aussi réussi à mobiliser la communauté internationale autour des problèmes du Sahel. Enfin, l’armée française et ses alliés ont porté des coups militaires importants aux filiales d’Al-Qaïda et de Daech. » En privé, les militaires français balayent eux aussi les critiques dont ils font l’objet : « Barkhane a un mandat de contre-terrorisme et exécute ce mandat. Ce sont les autres forces impliquées, locales et internationales, qui ne font pas bien leur travail », argumentent-ils. La France a aussi contribué à mettre en place une nouvelle coalition des armées des pays du Sahel, le G5-Sahel, qui réunit les cinq pays précédemment cités, ainsi que des programmes d’entraînement militaire et d’aides financières multiples, dans l’objectif de leur passer le relais à moyen terme.

« Les États sahéliens demeurent dangereusement instables »

Reste que Barkhane n’a pu ni réparer les failles des États sahéliens ni mettre fin aux violences qui ne cessent d’augmenter au Mali, au Niger et au Burkina Faso. L’année 2020 a été la plus meurtrière depuis 2013 avec, selon l’ONG Acled, un total de 6 261 victimes liées aux différents conflits qui se déroulent dans ces trois pays. Ils sont l’« épicentre d’une crise humanitaire régionale dont le nombre de personnes affectées a connu une augmentation rapide entre 2019 (6,7 millions de personnes dans le besoin) et 2020 (9 millions de personnes dans le besoin) », note le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU. Le rayon d’action des groupes armés s’étend désormais à la frange septentrionale des pays du golfe de Guinée, notamment la Côte d’Ivoire et le Bénin, et les armées de cette région semblent incapables de contenir la situation. Mutualisant eux aussi leurs moyens, plusieurs groupes armés se sont coalisés en mars 2017 sous la dénomination Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, tandis que l’État islamique dans le Grand Sahara, créé en mai 2015, a réussi à s’implanter durablement et a fait du massacre de civils sa signature.

Les États sahéliens demeurent dangereusement instables. Depuis le début de l’intervention française, outre le Burkinabé Blaise Compaoré, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta a été renversé par l’armée en août 2020, tandis qu’une tentative de coup d’État a été déjouée le 31 mars au Niger, deux jours avant l’investiture du nouveau président élu, Mohamed Bazoum. L’annonce, le 20 avril, du décès soudain du président tchadien Idriss Déby est une preuve supplémentaire de la fragilité politique des États membres du G5-Sahel. Paris ne semble plus avoir de prise face à cette instabilité chronique.

L’intervention française au Sahel est à la fois une survivance du passé et le révélateur d’un profond changement : la France ne joue plus, dans sa sphère d’influence africaine, son rôle de gendarme de manière aussi décisive que jadis, lorsque ses opérations militaires extérieures marquaient, le plus souvent, l’arrêt des crises en les gelant ou en désignant clairement un vainqueur – comme ce fut encore le cas en Côte d’Ivoire en avril 2011, quand 1 650 militaires de la force Licorne, officiellement en appui aux forces ivoiriennes fidèles au président Alassane Ouattara incapables de l’emporter seules, délogèrent de sa résidence, son rival, l’ancien président Laurent Gbagbo, qui refusait de reconnaître sa défaite électorale.

 

Le Gabon et la Côte d’Ivoire, concentrés de « Françafrique »

Si la dernière grande intervention militaire française décisive sur le continent s’est déroulée en Côte d’Ivoire sans rencontrer d’obstacles majeurs, l’une des toutes premières a eu lieu au Gabon en février 1964 avec encore plus de facilité. Il n’a fallu qu’une journée pour que quelques centaines de soldats français remettent dans son fauteuil le président Léon Mba, alors contesté par des « putschistes » issus d’une armée naissante d’où émergera, à peine une poignée d’années plus tard, un jeune lieutenant de l’armée de l’air, Bernard Bongo. La Côte d’Ivoire, dont le père fondateur Félix Houphouët-Boigny a inventé le terme « françafrique » vers 1955 est, avec le Gabon, l’un des deux pays qui ont joué un rôle central dans l’histoire des trente premières années de la «françafrique », des indépendances de l’été 1960 à la chute du mur de Berlin en 1989. De leurs relations avec la France émergent plusieurs caractéristiques permettant de résumer en quelques paragraphes la réalité du système intégré mis en place par le général de Gaulle dans une douzaine d’anciennes colonies francophones.

Le premier point tourne autour de l’argent et des intérêts économiques. C’est au fond ce pour quoi ce système fut conçu et installé. Complexe, il est basé sur un échange assez simple : contre la protection du « parapluie français », des chefs d’État amis assurent un monopole aux grandes entreprises françaises et garantissent à la France un approvisionnement fluide et bon marché en matières premières. Gorgé de pétrole, le Gabon, un pays d’Afrique centrale grand comme la moitié de l’Hexagone, est choisi par De Gaulle pour remplacer l’Algérie comme garant de l’indépendance énergétique de la France qui a perdu, après la signature des accords d’Évian de mars 1962, le contrôle de l’or noir saharien.

La seconde caractéristique de ces relations est une osmose entre l’économie et la politique. Au Gabon, le pétrole est extrait par Elf, qui est sans doute l’exemple le plus abouti de la fusion entre l’industrie nationale et l’État dont elle constitue le prolongement. Dirigé par des cadres qui font fréquemment des passages à la direction Afrique du Quai d’Orsay, Elf possède ses propres réseaux de renseignement qui s’entremêlent à ceux du SDECE, le contre-espionnage français de l’époque. Une partie de ses profits financent les campagnes électorales françaises et des opérations secrètes en Afrique qui visent à maintenir, coûte que coûte et en s’affranchissant de tout contrôle parlementaire, la stabilité des pays du « pré carré ».

« Dans cet espace aux fenêtres closes, tous les coups sont permis »

L’opacité est la troisième caractéristique de ce système. Il s’agit d’une politique discrétionnaire de la présidence, qui ne relève pas du ministère des Affaires étrangères, mais de la « cellule africaine de l’Élysée ». Celle-ci est dirigée pendant ses quatorze premières années d’existence par Jacques Foccart. Issu des services secrets de la Résistance, Foccart fait le lien entre l’exécutif, les présidents africains des « pays du champ », les services secrets, des réseaux mafieux, liés notamment au milieu corse dont le Gabon est la « seconde patrie », et les patrons de grandes entreprises publiques françaises. Personnage central de la françafrique, Foccart a un entretien quotidien avec De Gaulle et un coup de fil hebdomadaire avec Félix Houphouët-Boigny « pour faire le point ». En février 1964, il prend seul la décision d’intervenir au Gabon ne voulant « pas déranger le Général ».

L’usage de l’outil militaire est une des autres particularités de ce système. Dans cet espace aux fenêtres closes, tous les coups sont permis. Des accords de défense ont été signés avec une quinzaine d’États africains. Aujourd’hui encore, la France dispose de quatre bases militaires permanentes sur le continent, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Sénégal et à Djibouti. Pendant cette première époque de la françafrique, Paris est le « gendarme » qui défend, outre ses propres intérêts, ceux du « monde libre » en endiguant la menace communiste dans sa sphère d’influence. Même si cela passe finalement au second plan, après la sauvegarde des intérêts économiques. Comme le notera Albin Chalandon, PDG d’Elf de 1977 à 1983 dans le documentaire du journaliste Patrick Benquet Françafrique, cinquante années sous le sceau du secret : « Il vaut mieux avoir un régime communisant stable que des régimes républicains calqués sur notre République qui sont tout le temps renversés. »

Enfin, ce système est remarquable par sa continuité. Mis en place par les gaullistes, perpétué par la droite libérale de Valéry Giscard d’Estaing et la gauche socialiste de François Mitterrand qui, tout en promettant le changement, le maintiendra, il traverse toutes les présidences de De Gaulle à Chirac. Ce dernier rappelle Jacques Foccart aux affaires en 1995. Nicolas Sarkozy et François Hollande promettent chacun une rupture, mais déclenchent deux interventions militaires sur le continent, en Libye et au Mali.

 

La « frontière sud » de l’Europe

L’époque a changé et la sécurité est devenue, au fil du temps, une raison souvent aussi déterminante que l’argent. L’opération Serval n’avait pas pour objectif la préservation d’intérêts économiques directs. « Nous n’en avons pas au Mali », rappelle Christophe Bigot. Contrairement à celles des années 1960 et 1970, « cette intervention s’est exercée à la demande des pays de la région, dans un cadre légal onusien et avec l’aval de l’Union africaine ». En outre, Paris est intervenu pour protéger le territoire français, ce qui est assez inédit dans l’histoire des interventions militaires sur le continent. Jamais auparavant des forces rebelles d’Afrique subsaharienne n’avaient été considérées par Paris comme une menace directe contre la sécurité du territoire national et européen. « Le dispositif Barkhane est le rempart de l’Europe contre le djihadisme », affirmait en 2014 Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, qui conçoit le Sahel comme « la frontière sud de l’Europe ».

« La violence a rapidement dépassé le cadre du terrorisme contre lequel s’exerce le mandat de l’opération Barkhane »

Il est difficile d’établir avec certitude si l’exécutif français a perçu, à l’époque, la bande sahélienne comme une possible continuité du Proche-Orient, région depuis laquelle ont été projetées plusieurs actions terroristes meurtrières dans les capitales européennes, au milieu de la précédente décennie. La présence au Sahel de groupes armés, plus ou moins solidement liés à Al-Qaïda et à l’État islamique, a sans doute contribué à la confortation de cette analyse et au choix d’une stratégie fortement appuyée sur l’outil militaire. Il a résulté de cette lecture très sécuritaire et internationalisée du conflit malien, puis de son extension à ses voisins, une approche très réductrice.

Ce prisme sécuritaire a eu tendance à limiter, en les ramenant au seul fait djihadiste, la compréhension de crises qui sont plurielles, ancrées dans des terroirs locaux, éminemment politiques car profondément liées à la gouvernance de ces pays, et ne se résument pas, tant s’en faut, à l’expression brutale du fanatisme religieux sur un mode opératoire terroriste. Par ailleurs, la violence a rapidement dépassé le cadre du terrorisme contre lequel s’exerce le mandat de l’opération Barkhane. Les armées locales ont elles aussi participé à des massacres de civils, souvent secondées par des milices armées communautaires, qui se sont multipliées depuis 2017, devenant, au même titre que les katibas djihadistes, des acteurs à part entière de la violence généralisée au Sahel.

Paris a depuis tenté de rectifier le tir en adoptant une approche « multidimensionnelle ». Des activités de développement et des tentatives d’amélioration de la gouvernance sont venues contrebalancer le militaire. Pour le moment, cette nouvelle approche, fondée sur l’idée qu’il existe une forte interdépendance entre le développement et la sécurité, n’a pas réussi à stabiliser un espace sahélien plus que jamais en ébullition. Au début des années 2000, les États-Unis avaient emprunté un chemin sensiblement similaire pour contrer des groupes armés issus du conflit civil algérien qui commençaient à prendre pied au Sahel. Leur diplomatie avait d’abord lancé, en novembre 2002, dans plusieurs pays sahéliens la Pan Sahel Initiative, un programme militaire reposant sur la stratégie dite de l’« empreinte légère » (light footprint), qui consiste à ne pas mobiliser sur le terrain des forces américaines mais à venir en aide aux pays concernés plus discrètement en leur fournissant logistique, formation et renseignement. Constatant l’échec de cette initiative, Washington avait opté en 2005 pour un rééquilibrage impliquant l’action des agences civiles du département d’État à travers un programme baptisé Trans-Saharan Counterterrorism Initiative.

Ces deux plans, le militaire et le civilo-militaire, ont échoué et, ironie de l’histoire, c’est l’un des bénéficiaires de plusieurs formations américaines, le capitaine Ahmadou Sanogo, qui a dirigé le coup d’État malien de mars 2012. Quittant le Mali au début des années 2010, une diplomate américaine remarquait, désabusée, qu’elle continuait à tourner le « Rubik’s cube malien ».

La France et ses partenaires internationaux doivent désormais trouver la combinaison d’un cube qui a la taille de toute une région. Alors que jadis les interventions militaires de la France en Afrique se jouaient généralement sur des espaces limités aux frontières d’une seule nation, parfois même d’une capitale, Barkhane se déploie sur un théâtre régional de cinq millions de kilomètres carrés. Une telle superficie rend assez hypothétique toute tentative de contrôle et de stabilisation. L’augmentation des budgets d’aide au développement, qui étaient au moins jusqu’en 2019 inférieurs aux dépenses militaires françaises au Sahel, est certes une décision louable, mais la question de l’efficacité d’une stabilisation par le développement se pose dans une région qui, après voir reçu au cours des décennies écoulées des milliards de dollars en aide publique, a quand même basculé dans l’instabilité au lieu de progresser.

La France doit-elle, comme le suggèrent des chercheurs et des diplomates de plus en plus nombreux à plaider pour un désengagement, retirer ses troupes d’une zone où les conflits ne semblent avoir aucune solution militaire et que certains comparent à l’Afghanistan ? La question d’un réajustement de l’intervention française se pose avec encore plus d’acuité depuis l’annonce du décès d’Idriss Déby, le 20 avril. La disparition du président tchadien rend la réussite de la mission française, qui ne peut plus compter pour l’appuyer sur la seule armée « efficace » de la région, encore plus hypothétique.

La question du retrait, même progressif, des troupes françaises du Sahel place l’exécutif devant un choix qui n’offre finalement que de mauvaises solutions. Leur maintien implique de continuer dans une voie coûteuse – l’opération Barkhane a un coût annuel estimé entre 750 millions et un milliard d’euros selon les sources – et sans aucune garantie de résultat. Mais un retrait placerait le président Macron devant d’autres problèmes qui accentueraient sa fragilité actuelle sur la scène politique nationale et affaibliraient sans doute le statut international de la France. 

Sur le plan intérieur, un tel retrait risquerait, par exemple, de le mettre en porte-à-faux avec une hiérarchie militaire pour laquelle, comme le rappelle un diplomate américain, « le Sahel reste un moyen de sécuriser des budgets, en particulier pour l’armée de terre qui, avant l’intervention au Mali, avait vu fondre sa part budgétaire ». Les deux auteurs du Piège africain de Macron citent un ancien des réseaux Foccart qui résume on ne peut mieux la position du président Macron face à son armée : « le traumatisme de la démission avec fracas – du jamais-vu depuis la fin de la guerre d’Algérie – du général Pierre de Villiers est encore présent… Le chef de l’État ne peut prendre l’armée à rebrousse-poil même s’il est désabusé par le délitement de la situation sécuritaire » au Sahel.

« L'exécutif se trouve devant un choix qui n'offre que des mauvaises solutions »

Sur le plan extérieur, ce retrait serait perçu comme une défaite par de nombreux partenaires. Il menacerait l’un des derniers atouts qui font que la France reste une puissance moyenne sur la scène mondiale. « L’armée est l’un des instruments principaux du rayonnement de la France dans le monde et en Afrique en particulier. L’armée française à une capacité d’entrée autonome et d’intervention rapide dans les conflits extérieurs plus importante que d’autres en Europe, comme elle l’a montré au Mali. Peu de pays occidentaux sont capables de cela aujourd’hui. En Europe, depuis le Brexit, la France est la seule puissance dotée de cette capacité. L’Afrique francophone est le dernier espace de la planète où l’armée française a cette valeur ajoutée. Ailleurs, la France peut intervenir, mais elle n’a pas le leadership », explique Fabienne Hara, enseignante à l’École des affaires internationales de Sciences Po Paris. Parmi les dirigeants africains qui apportent leur soutien à la France au Conseil de sécurité, nombreux sont ceux qui comptent toujours sur la protection de Paris. Ils pourraient interpréter un retrait français du Sahel comme la fin de la garantie de cette protection et être alors tentés de se tourner vers d’autres partenaires.

 

La Fin du monopole

La France, qui est engagée au Sahel avec un soutien américain, européen et onusien, n’a pas que des alliés sur le continent. Elle a aussi des concurrents et ils sont de plus en plus nombreux. Pour Paris, quitter le Sahel signifierait sans aucun doute partager avec certains d’entre eux plusieurs chasses gardées de la France en Afrique. « Soyons clairs, si je cédais de façon trop facile, qu’est-ce qui arriverait ? On se retrouverait dans un scénario à la centrafricaine », prévient Emmanuel Macron, dans le long entretien qu’il a accordé à Antoine Glaser et à Pascal Airault, en septembre 2020. Depuis que Paris, avec le retrait en 2016 de l’opération Sangaris, s’est progressivement désengagé de la Centrafrique – un pays qui, comme l’explique Thierry Vircoulon, chercheur à l’Ifri, « lui coûtait plus cher qu’il ne lui rapportait » –, la Russie s’y est installée en assurant au président Faustin-Archange Touadéra un soutien militaire vital pour son régime, lequel est par ailleurs de plus en plus lié économiquement à la Chine.

La fin du monopole de la France dans ses anciennes colonies n’est pas un fait contemporain. Son origine remonte à novembre 1989 et à la chute du mur de Berlin qui ouvre la seconde époque de l’histoire de la françafrique. « La chute du Mur, c’est la mondialisation de l’Afrique », résume Antoine Glaser. La mission de la France qui consistait à endiguer le communisme s’est achevée avec le déclin de cette idéologie. La France a perdu alors la contrepartie que lui apportait son rôle de « gendarme » : le monopole sur les ressources de ses anciennes colonies. L’un des premiers dirigeants à contester ce monopole est le président gabonais Omar Bongo. Confronté, en mai 1990, à des émeutes et à la fermeture momentanée des installations d’Elf, il exhorte le pétrolier français à les rouvrir au plus vite et menace : « Les compagnies chinoises, russes et américaines sont prêtes à prendre le relais », affirme-t-il. La France enverra un détachement militaire dans le but officiel de protéger les 20 000 Français résidant au Gabon, qui « normalisera » la situation. Trois ans plus tard, le président congolais Pascal Lissouba passera à l’acte et ouvrira le marché pétrolier de son pays, jusqu’alors monopole d’Elf, à la compagnie américaine Oxy. 

« La transparence du monde nouveau après la fin de la guerre froide porte un autre coup dur à la françafrique »

La chute du Mur a, par ailleurs, fait se lever un vent d’espoir en Afrique francophone, dont les principaux pays organisent des conférences nationales qui remettent en cause les régimes à parti unique des autocrates amis de la France. Les émeutes au Gabon sont intervenues quelques jours après l’adoption par le Parlement d’une réforme constitutionnelle instaurant le multipartisme. François Mitterrand s’adapte et prononce en juin 1990 le discours de La Baule, dans lequel il appelle, entre autres, à des « élections libres ». La sincérité de ce discours peut-être sujette à caution, car la France intervient, quatre mois plus tard, pour sauver le régime du président Habyarimana, pas encore génocidaire mais déjà sanguinaire.

La transparence du monde nouveau qui s’installe après la fin de la guerre froide porte un autre coup dur à la françafrique. En 1994 débute l’affaire Elf dont l’instruction jette une lumière crue sur les pratiques et les secrets d’un système qui s’épanouissait jusqu’alors dans l’obscurité. Le renforcement de plusieurs segments de la justice nationale et internationale qui intervient dans la décennie suivante accentue cette mise en lumière, antinomique avec l’opacité dont ce système a besoin pour exister.

Les années 2000 sont en effet marquées par un bouleversement judiciaire avec, d’une part, la création en 2004 de la Cour pénale internationale, dont le pouvoir coercitif se veut dissuasif dans la gestion des crises africaines, et, d’autre part, l’émancipation des juridictions françaises, que la création du parquet national financier en 2014 rend mieux armées pour lutter contre la grande délinquance financière. « Des procédures sont ouvertes pour recels en France de détournement de fonds publics commis à l’étranger, et les juges français n’hésitent pas aujourd’hui à confisquer les biens considérés comme mal acquis par les familles au pouvoir en Afrique. Le risque judiciaire dans les relations franco-africaines s’est accru. De ce point de vue, d’autres États concurrents ou leurs ressortissants dont les juridictions sont moins regardantes sont avantagés», observe Me Éric Plouvier, avocat et chargé de mission à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

 

Rivalités multipliées et sentiment antifrançais

Le monopole français appartient désormais au passé. Sur un continent qui poursuit sa mondialisation, un nombre croissant d’acteurs se livrent à un jeu de rivalités complexes.

Certains sont asiatiques : la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde. D’autres arabes : l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis, mais aussi le Maroc et l’Algérie. À la Russie et à la Turquie, qui comptent parmi les concurrents actuels les plus actifs de la France, il faut ajouter des acteurs africains de taille moyenne qui entendent, comme le Rwanda, jouer un rôle militaro-diplomatique renforcé dans plusieurs conflits, notamment en Centrafrique. Ces acteurs sont motivés par des intérêts aussi multiples que leur nombre : matières premières, part de marchés et débouchés commerciaux, sécurité frontalière, vente d’armes, diplomatie religieuse, garantie de soutien au Conseil de sécurité de l’ONU, positionnement stratégique par rapport à des concurrents régionaux ou à des rivaux internationaux.

Si, pendant la guerre froide, la propagande du bloc de l’Est dénonçait souvent indistinctement l’« impérialisme occidental », certains de ces acteurs attisent désormais plus directement le ressentiment à l’encontre de la France. Emmanuel Macron déplorait ainsi, en novembre dernier, « la stratégie menée par la Russie et la Turquie pour alimenter un sentiment antifrançais en Afrique».

Ce sentiment se nourrit en partie de l’intervention militaire au Sahel, qui est perçue par de nombreux Africains comme une preuve qu’il subsiste, au-delà des discours, un néocolonialisme français. Il est relayé par des personnalités politiques de premier plan ou du monde artistique, comme le chanteur malien Salif Keïta qui affirmait en 2019 : « C’est la France qui assassine les Maliens. » En mars dernier, des milliers de Nigériens qui perçoivent les forces françaises et américaines présentes dans leur pays comme des occupants ont manifesté leur colère dans les rues de Niamey. L’appui français à des forces armées nationales qui violentent les populations civiles, ainsi que les forts soupçons qui pèsent sur l’armée française dans le meurtre de 19 civils autour du village malien de Bounti, en janvier 2021, n’aident pas à convaincre que Paris a totalement tourné la page sombre de sa relation avec l’Afrique. De même, l’intervention française en Libye de 2011 est souvent considérée, y compris par des responsables de gouvernements et de l’Union africaine, comme la raison principale de la déstabilisation du Sahel.

« Emmanuel Macron est pris au piège du temps qui l’oblige à composer avec des présidents souvent âgés ou issus de dynasties »

Ce sentiment antifrançais s’exprime au-delà des frontières du Sahel et l’opération Barkhane n’est pas son unique cause. « Du côté des Africains francophones, il existe une certaine forme de lassitude qui se fonde sur la perception d’une relation encore marquée par une volonté néocoloniale de la France, analyse le politologue Gilles Yabi, directeur de Wathi, un think tank citoyen basé à Dakar. Il y a ce sentiment d’être traité par la France avec une certaine condescendance. Cette perception est entretenue par une série de symboles qui subsistent comme les visites des chefs d’État africains à Paris ou les félicitations qu’ils reçoivent quand ils respectent nos constitutions ou, au contraire, sont frauduleusement réélus. Tout cela ressemble à une distribution de bons points et entretient l’idée qu’il subsiste quelque chose de paternaliste dans la relation. Cela dit, il ne faut pas exagérer ce sentiment. Pour de nombreux Africains, il s’agit juste de questions qu’ils se posent sur des dirigeants qui semblent plus écouter Paris que leurs propres électeurs. » L’investissement dans les politiques mémorielles et culturelles, la mobilisation de la diaspora en France et les autres messages adressés à la jeunesse africaine ne semblent pas suffisants pour changer cette image.

Représentant « d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique comme un continent colonisé », Emmanuel Macron est pris au piège du temps qui l’oblige à composer avec des présidents souvent âgés ou issus de dynasties, adeptes de régimes semi-autoritaires, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Togo ou au Tchad. « Ces acteurs politiques sont le produit de la longue relation avec la France. Les plus âgés d’entre eux sont issus de la période postcoloniale. Ils sont les héritiers d’un modèle politique du passé. Il n’y a pas de césure dans la dynamique historique, et ces acteurs ne sont pas capables de transformation ou d’évolution », remarque encore Gilles Yabi. Ils sont difficilement remplaçables, soit qu’ils ont comme feu Idriss Déby organisé le vide autour d’eux pour se présenter comme la seule option possible, soit que les oppositions de leur pays se montrent incapables de produire des alternatives crédibles ou renouvelées. Lors de la présidentielle ivoirienne d’octobre 2020, le principal concurrent d’Alassane Ouattara, 78 ans et ancien Premier ministre d’Houphouët-Boigny, était l’ancien chef de l’État Henri Konan Bédié, âgé de 86 ans.

« La Françafrique ne m’obsède pas. Ce truc va passer… c’est générationnel », affirmait en septembre dernier Emmanuel Macron. Des paroles aux actes, il y a encore un long chemin pour faire entrer la relation de la France et de ses anciennes colonies dans une troisième époque. À la suite de la mort d’Idriss Déby, Paris n’a pas jugé bon de demander aux nouvelles autorités tchadiennes un retour immédiat à la Constitution ; Emmanuel Macron a lui-même assisté, aux côtés de la junte, aux funérailles de cet autocrate resté trente ans au pouvoir et remplacé par son fils. Une réaction politique emblématique de la préférence constante accordée à la stabilité plutôt qu’aux préoccupations démocratiques et à une réelle rupture avec le passé. 

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