Pour tous, il était Cyrille. Après les années dites de l’« authenticité » au cours desquelles les noms étrangers avaient été bannis pour que l’on retourne à soi, la politique de nomination était restée en vigueur. Non pas dans les textes, à vrai dire, mais dans les esprits. On faisait donc à la manière des ancêtres qui, de ce côté du golfe de Guinée, ne s’étaient guère embarrassés de créativité. Ainsi les enfants étaient-ils baptisés selon le jour de leur naissance. Cyrille refusait de n’être qu’un Kossi de plus parce qu’il avait vu le jour un dimanche. D’ailleurs, les ancêtres n’avaient-ils pas bon dos ? Il doutait fort que leur calendrier ait connu le dimanche, septième jour consacré au dieu chrétien. Ceux qui avaient modifié jusqu’à leur conception du temps sous l’influence d’autres méritaient-ils que leurs noms fussent transmis ?

Cyrille, donc. Il ignorait ce que signifiait ce prénom, en aimait les sonorités, la consonne double qui, à l’écrit, faisait penser au verbe briller. Il aspirait à cela. Nul ne l’aurait deviné en le voyant là, nettoyant le jardin d’un complexe de loisirs n’accueillant que des Européens ou des bourgeois locaux. La carte du restaurant n’avait rien de spectaculaire. On y trouvait burgers et spaghettis, plats de poisson ou d’écrevisses pour rappeler la proximité de l’océan. Ces mets peu recherchés coûtaient un bras. Les transats sous les parasols de la plage privée, les activités nautiques, tout était hors de prix. Certains clients dépensaient, en une demi-journée, un montant supérieur à deux fois son salaire mensuel.

Cyrille ne détestait pas ces gens, admirait leur aisance à être dans le monde. Cela lui rendait désirable l’univers d’où ils venaient, cet ailleurs où il suffisait d’avoir vu le jour pour appartenir à une humanité supérieure. Il se demandait ce que ça faisait, tout au fond de soi, quand on y pensait. Il se chargeait des convives français, savait comment les servir lorsque, troquant ses habits de jardinier pour ceux de garçon de salle, il arpentait les lieux d’un pas chaloupé. Cyrille mémorisait les mots, les tournures de phrases prouvant une intimité avec la langue française. Dans la région, une dizaine de pays utilisaient cette langue. C’était celle des études, de l’élévation sociale, de l’administration, de la loi. Ceux qui maîtrisaient le français pouvaient savoir ce que disait la Constitution de leur pays. Ses parents n’avaient pu payer son inscription au lycée après la classe de première, mais il saisissait la moindre occasion pour parfaire sa connaissance du français.

On avait fini par le remarquer. On lui versait de généreux pourboires. On le tutoyait. Mais les Français n’étaient pas des amis. Loin de chez eux, ils payaient dans une monnaie fabriquée en France, dont le nom et les mécanismes clamaient qu’elle était de France. Lui ne possédait rien qui rivalise avec cela. L’amitié ne pouvait se fonder sur une inégalité à ce point absolue. Entre eux et lui, la classe sociale n’était pas le sujet. Il s’agissait presque d’une différence de nature. Ils brillaient sans effort, par le pouvoir du passeport et de la nationalité, par la puissance d’une langue sans laquelle les sociétés du golfe de Guinée n’existaient pas pour le monde. Il se demandait ce que ça faisait d’avoir aspiré des goulées de brillance en poussant son premier cri.

Cyrille désirait la France. Il ne pouvait l’aimer vraiment, mais savait ce que valait son nom. Son vœu le plus cher était de s’y rendre et d’épouser une Française. Une vraie, une blanche. Pas un de ces corps jetés dans l’histoire du pays par la colonisation. Certains soirs, il se rendait à l’Institut français, seul lieu de la ville doté d’une scène digne de ce nom. Vêtu d’un jean et d’une chemise achetés à des fripiers, il se mêlait au public branché des concerts, côtoyait des jeunes femmes au teint lunaire venues découvrir l’Afrique. Un jour, il aurait du bagout, les mots adéquats pour séduire. Briller d’un éclat assez vif pour que l’on n’envisage plus la vie sans lui, que l’on se démène pour lui obtenir un visa. Mais les phrases composées à l’avance se dérobaient, et il y avait cette chose : l’inégalité absolue, une sorte d’indépassable.

Derrière Cyrille, il y avait Kossi. D’autres avaient porté ce nom à l’époque de la répartition des terres du golfe de Guinée entre Européens, ou lorsque la langue française avait supplanté celles des ancêtres dans les lieux de pouvoir ou quand les pays façonnés par la volonté coloniale avaient reçu leur monnaie de singe. Kossi cessait de désigner un garçon né le jour appelé kossida, devenant un vestige du temps où la France avait déversé sa lumière sur des territoires où persistait l’aveuglement. Sur un mur de l’avenue François-Mitterrand qu’il traversait pour rentrer chez lui, sous le bleu étincelant de la plaque de rue, quelqu’un avait peint un portrait coloré de Cheikh Anta Diop*. Tous ne désiraient pas la France. On se demandait ce qu’elle faisait encore là, pourquoi il lui importait tant d’illuminer cette région du monde. Pour la première fois, il se posa la question. 

 

* Écrivain et militant politique sénégalais, auteur d’une œuvre importante mais controversée, Cheikh Anta Diop (1923-1986) s’est employé à mettre en valeur la profondeur et l’unité de l’histoire et de la culture africaines, à rebours du discours colonial. (N.D.L.R.) 

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