Après la sidération et l’effroi suscités par l’invasion de l’Ukraine, les Européens ont réagi par un immense élan de solidarité. Les dons affluent ; les souscriptions abondent ; des collectes en tous genres sont organisées par des étudiants, des militants ou de simples citoyens désireux de prendre leur part du fardeau. Comment interpréter cette générosité, notamment dans l’accueil des réfugiés, après l’exode le plus rapide qu’a connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale ? Faut-il se réjouir du bel élan spontané ou incriminer une aptitude à s’identifier éminemment sélective, puisque Syriens et Afghans n’ont pas toujours reçu le même accueil ?

La colère contre le dictateur aveuglé par de vains projets de grandeur et de gloire se mêle à la crainte – rationnelle – de subir les retombées de la guerre

Certes, la solidarité semble reposer sur le lien entre semblables : ceux qui se situent dans une aire culturelle voisine pourraient faire l’objet d’une empathie plus grande. Mais il faut éviter ici toute généralisation indue, puisque le tsunami de 2004 en Asie avait déjà donné lieu à une mobilisation exceptionnelle. Surtout, le phénomène n’est pas purement compassionnel : il relève aussi d’une réaction à l’injustice. Face à l’agression russe motivée par le rapprochement de l’Ukraine avec l’Union, la hantise du déclin et le désir de renouer avec les anciennes dimensions de l’empire, les Européens se sentent à la fois choqués, horrifiés et concernés : s’ils s’indignent de la sauvagerie d’une guerre qui ne respecte pas les règles du droit international, s’ils admirent l’héroïsme de la résistance ukrainienne, ils se sentent aussi menacés par une extension possible du conflit. La colère contre le dictateur aveuglé par de vains projets de grandeur et de gloire se mêle à la crainte – rationnelle – de subir les retombées de la guerre. Les démocraties occidentales sont désemparées, les citoyens démunis : la solidarité relève alors d’une conscience de sa propre vulnérabilité.

Qu’après le « moment hamiltonien » de l’endettement commun, l’Europe se mobilise de manière unie constitue un véritable tournant de l’histoire.

Mais l’enjeu philosophique et politique concerne aussi l’avenir, et la solidarité qui doit devenir – avec la paix, la prospérité et la liberté – la nouvelle finalité de l’Union. Qu’après le « moment hamiltonien* » de l’endettement commun, l’Europe se mobilise de manière unie constitue un véritable tournant de l’histoire. L’unanimité des Vingt-Sept contraste avec les fortes tensions qui avaient suivi la vague migratoire de 2015-2016. L’effort consenti est prodigieux : au-delà des sanctions et de l’aide militaire et humanitaire qui s’élève à un milliard d’euros, il faut mentionner les fonds débloqués pour l’accueil des réfugiés et la « protection spéciale » accordée aux Ukrainiens, qui leur permettra une intégration beaucoup plus efficace. Il n’est pas exclu que le Pacte sur la migration et l’asile, bloqué par la Pologne et la Hongrie, puisse enfin prévaloir.

Le souverainisme national apparaît plus que jamais comme une illusion

Enfin, les conséquences sur l’Union européenne elle-même seront décisives. La solidarité par la peur est un puissant levier d’union : alors que les forces de dissolution étaient à l’œuvre depuis plusieurs années (Brexit, remise en cause de l’État de droit en Pologne et en Hongrie), les forces de cohésion l’emportent désormais face à l’ennemi commun. Le souverainisme national apparaît plus que jamais comme une illusion. Si l’on nomme « République fédérative européenne » l’association libre de démocraties s’unissant pour résister aux Empires, alors on peut se réjouir de ce que la fédéralisation ait accompli un tel bond. Il reste à voir si elle sortira durablement renforcée de ce moment tragique. 

* En 1790, à l’initiative du secrétaire au Trésor Alexander Hamilton, l’État fédéral américain rachetait les dettes des 13 États fédérés.

 

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