Sommes-nous face à une crise humanitaire en Ukraine ?

Je me méfie de ce genre de formule qui masque une réalité plus qu’elle ne la décrit. Que se passe-t-il en Ukraine ? L’invasion d’un pays pacifique par son voisin, une guerre interétatique comme on en a rarement connu au cours des dernières décennies. Et la première conséquence de cette guerre, c’est qu’en l’espace de trois semaines, plusieurs millions de personnes se sont mises en mouvement, avec une ampleur et une rapidité inédites. Quitter sa ville, son domicile, ses amis ou sa famille, c’est toujours un déchirement, une décision lourde et douloureuse. On peut donc imaginer l’état d’anxiété, de détresse de toute cette population.

Qu’en est-il des populations restées sur place ?

Il y a un discours dominant qui voudrait qu’il y ait une continuité entre les méthodes de guerre de l’armée russe en Tchétchénie et en Syrie, et ce qui se passe en Ukraine. Cela me laisse assez perplexe. On a vu ce qui s’était passé à Grozny ou à Alep : des guerres totales visant à écraser la population, sans distinction entre populations civiles et combattants, avec bombardements massifs, enlèvements, assassinats, torture, ciblage de lieux civils destiné à briser le moral et à répandre la terreur, que ce soit un dispensaire, une boulangerie ou un marché… Au jour où je vous parle, et bien sûr il faut rester prudent quant à ce qu’on pourra constater ou découvrir à l’avenir, ce n’est pas ce qu’on voit sur le territoire ukrainien.

« Dans chaque conflit, l’application de normes humanitaires est toujours prise dans des calculs d’intérêts »

Il y a des drames, comme à Marioupol, avec cette maternité et ce théâtre bombardés, il y a des morts civils, mais, pour l’instant, l’armée russe semble faire preuve de davantage de retenue que sur ses précédents théâtres d’opérations. Le concept même de siège militaire est la pire des images, puisqu’il consiste à exercer la force brute contre une population prisonnière. Or le siège de Kiev est aujourd’hui incomplet, la ville peut encore se vider de ses habitants. J’y vois le signe que même un autocrate comme Poutine, qui semble dialoguer avec l’Histoire, n’est pas insensible à la pression politique et diplomatique.

Les images qui nous parviennent des bombardements sont pourtant dramatiques. Est-il possible de faire respecter des règles humanitaires dans cette guerre ?

Une guerre est toujours affreuse, toujours sans pitié. Et le passé de Vladimir Poutine montre son indifférence aux questions humanitaires. Mais il n’a pas le monopole de l’horreur et de la tuerie de civils. Souvenez-vous de Bush père parlant en 1991 de « renvoyer l’Irak à l’âge de pierre », avant de lancer des bombes incendiaires sur le pays. Ou du bombardement délibéré en 2016 de l’hôpital de Kunduz, en Afghanistan, tenu par MSF, et qui a fait 42 morts et 37 blessés. Sans même parler des bombardements massifs de haute altitude de la guerre du Viêtnam… Il ne s’agit pas de dédouaner Poutine, mais de garder la mémoire d’exactions dont il n’a pas l’apanage. Dans chaque conflit, l’application de normes humanitaires est toujours prise dans des calculs d’intérêts : est-ce qu’il est bon d’exercer une certaine retenue par rapport au maintien de nos alliances ? À l’image projetée dans un futur immédiat ? Tout cela est de l’ordre du calcul, et non d’une sorte d’exigence éthique que s’imposerait une armée. Aujourd’hui, les armées européennes sont sans aucun doute les plus vigilantes de ce point de vue, mais si nous nous trouvions, à Dieu ne plaise, dans des conflits armés de grande ampleur, ces retenues seraient hélas vite balayées… Le droit humanitaire a pour fonction d’éviter les cruautés excessives. Mais ce sont ceux qui font la guerre qui tracent la ligne entre la cruauté nécessaire et la cruauté superflue, ils sont juges et partie de leurs propres actes.

En quoi consiste l’aide humanitaire aujourd’hui en Ukraine ?

Je parlerai surtout d’un domaine que je connais, qui est le médical. À l’intérieur du pays, les hôpitaux ukrainiens ne sont pas débordés au point d’avoir besoin à ce stade d’équipes humanitaires étrangères sur place – ce qui dit bien qu’il n’y a pas aujourd’hui d’arrivée de blessés en masse comme on aurait pu le craindre. En revanche, les pharmacies ont été dévalisées, les hôpitaux ont besoin de se réapprovisionner en matériel chirurgical, en consommables, en médicaments antalgiques ou en antibiotiques.

« il y a une unité nationale contre cette invasion, et même une certaine unité européenne »

Ensuite, paradoxalement, c’est à l’extérieur du pays que se porte aujourd’hui l’effort principal, pour venir en aide aux personnes réfugiées, avec des zones de concentration en Pologne, en Moldavie, où s’établissent des premiers camps de réfugiés. Les équipes humanitaires sont alors mobilisées pour apporter des soins, physiques mais surtout psychologiques, et aussi un toit, des vivres, des vêtements, une forme d’éducation pour les enfants. Cela demande un effort budgétaire à l’échelle européenne, pour soutenir les pays qui sont aujourd’hui en première ligne pour assurer les besoins vitaux de ces réfugiés.

Un vaste élan de mobilisation s’est lancé pour soutenir l’Ukraine, à tous les échelons de la société. A-t-il un précédent historique ?

Il est hasardeux de comparer et de quantifier, mais cela m’évoque la mobilisation qu’on avait constatée il y a vingt-cinq ans, lors de la guerre en Bosnie, avec les Comités contre la purification ethnique, les municipalités qui accueillaient les réfugiés de guerre. À la différence qu’à l’époque, la société s’était beaucoup plus mobilisée que le pouvoir politique. Dans le cas présent, il y a une unité nationale contre cette invasion, et même une certaine unité européenne, avec des variations propres à l’histoire de chaque pays, mais porteuse d’un sentiment de communauté de destin, qui débouche sur une action concrète, l’accueil des réfugiés. On n’avait pas connu cela dans le cas de la Syrie, de l’Afghanistan ou de l’Irak. Je me souviens de la déclaration de M. Macron il y a six mois, au moment de la chute de Kaboul, assurant que la France veillerait à ne pas se laisser déborder par « les flux migratoires », une expression totalement impersonnelle, déshumanisante, odieuse vu les circonstances.

« Ce ne sont pas les images qui dictent en premier lieu notre sympathie pour l’Ukraine, mais la peur de la Russie »

Aujourd’hui, la situation est abordée de façon très différente au sommet de l’État et, à la suite, dans le reste des institutions et de la société : des gens qui fuient la guerre deviennent, par la force de l’évidence, dignes d’être accueillis, selon un devoir d’hospitalité qui, dans l’histoire de l’humanité, précède les règles du droit d’asile. Il ne s’agit pas de minimiser l’élan de solidarité qu’on constate aujourd’hui, mais plutôt d’espérer que cet accueil ne sera plus sujet à l’avenir à une forme de tri racial, comme on a pu le constater ces dernières années.

Êtes-vous confiant de ce point de vue ?

J’ai confiance dans le fait que cela aura des effets positifs, que ce que nous connaissons en ce moment créera un précédent symbolique, mais aussi des expériences concrètes de rencontre, de dialogue entre les populations et les réfugiés, qui peuvent faire tache d’huile. Est-ce que cela signifie que toute la société va changer d’avis sur ces questions ? Non.

Le fait de vivre cette guerre quasi en direct change-t-il notre vision du conflit ?

Je ne le crois pas. Il me semble que les images viennent d’abord soutenir une opinion déjà formée, plutôt qu’elles ne la font basculer. On a toujours en tête les quelques images emblématiques de la guerre du Viêtnam, mais elles n’ont fait que renforcer l’impopularité déjà existante de cette guerre. A contrario, en Syrie, on a fait passer beaucoup d’images, de vidéos des bombardements, des attaques contre les ONG, des scènes d’une cruauté et d’une violence terrifiantes. Cela n’a pas vraiment modifié le cours de la guerre ni sa représentation. Là, nous sommes face à un pays agressé par un voisin puissant qui diffuse sans grand succès une propagande grossière. Ce ne sont pas les images qui dictent en premier lieu notre sympathie pour l’Ukraine, mais la peur de la Russie. En revanche, voir des quartiers à l’apparence familière en proie aux flammes et à la destruction, cela porte à l’identification, à l’indignation, et renforce le sentiment de solidarité.

Que dites-vous aux Français qui, aujourd’hui, se demandent comment aider les victimes de cette guerre ?

Il y a diverses façons d’aider, selon les possibilités de chacun, son habitat, ses moyens financiers, ses disponibilités. Le moyen le plus immédiat, c’est de soutenir un organisme qui apporte de l’aide sur place, comme MSF ou la Croix rouge. Ceux qui ont de la place chez eux peuvent proposer d’accueillir une famille – ce sont les municipalités qui coordonnent cet échelon local et sont en mesure de savoir si des gens vont arriver ou non. Je déconseillerais en revanche, à ce stade, le voyage sur place qu’ont entamé un grand nombre de personnes, ce qui provoque des embouteillages terribles aux frontières et peut même perturber les déplacements ou l’hébergement des Ukrainiens qui veulent partir. Et puis il y a la possibilité de manifester son soutien, d’une manière ou d’une autre, y compris dans la rue et par les pétitions, afin d’envoyer aux Ukrainiens le message qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils sont soutenus. Ce n’est peut-être pas ce qu’ils attendent, mais aujourd’hui l’envoi d’une armée européenne contre la Russie est impensable. Dans ce contexte, une manifestation pacifique de soutien moral reste un apport bienvenu.

Êtes-vous inquiet pour la suite du conflit ?

Ce qui serait inquiétant, ce serait que toutes les possibilités de règlement autres que militaires soient verrouillées politiquement, de sorte qu’il n’y ait plus d’autre issue que la victoire par écrasement de l’adversaire. Ou alors une dégringolade dans le pire par accident, causée par une série d’incidents de frontière qui finissent par dégénérer. Il y a un siècle, un homme en tuait un autre à Sarajevo, et causait par ricochet dix millions de morts. Voilà ce qu’il faut éviter. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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