Le 15 mars, trois chefs de gouvernement de l’Union européenne se sont rendus à Kiev. Ce geste de solidarité peut-il avoir une efficacité dans une guerre sans merci ?

Cette visite des Premiers ministres polonais, tchèque et slovène est un signe fort de solidarité à l’égard de l’Ukraine. La mobilisation des opinions publiques et surtout la résistance ukrainienne, amplifiée par l’efficace stratégie de communication du président Zelensky, qui s’adresse au Congrès américain au moment où je vous parle, obligent les dirigeants européens et les États-Unis à renforcer leur soutien à Kiev. L’assistance militaire américaine à l’Ukraine est ainsi entrée dans une phase plus musclée, après que le président Biden a annoncé la livraison de systèmes antiaériens de plus longue portée et de drones, à hauteur d’un milliard de dollars.

La position occidentale, qui vise à « gagner cette guerre sans faire la guerre », est-elle tenable si le conflit s’enlise ?

Le président Macron s’est approprié cette formule, partagée par l’ensemble des pays occidentaux. Dans sa Vision stratégique présentée en octobre 2021, le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, dessinait les contours de la nécessaire bascule stratégique induite par la compétition accrue entre grandes puissances et par leur réarmement : le triptyque compétition-contestation-affrontement se substitue au cycle paix-crise-guerre, qui n’est plus pertinent. L’objectif est d’éviter l’affrontement et donc de « gagner la guerre avant la guerre ».

« Pour Poutine, les sanctions – très massives – valent déclaration de guerre »

En Ukraine, nous sommes aujourd’hui dans l’affrontement, ce qui expose les dirigeants occidentaux à un dilemme : ils doivent venir en appui à l’Ukraine, mais sans risquer de basculer dans une guerre frontale avec la Russie, puissance nucléaire. Poutine joue naturellement avec cette menace.

Les sanctions économiques seront-elles suffisantes pour décourager Poutine ou faut-il imaginer des sanctions d’un autre ordre ?

Pour Poutine, les sanctions – très massives – valent déclaration de guerre et elles provoqueront l’effondrement de l’économie russe à moyen terme. Sur le gaz et le pétrole, l’Allemagne et l’Italie, tout comme d’autres pays européens très dépendants des hydrocarbures russes, ont très clairement fait savoir au sommet de Versailles qu’elles mettraient leur veto à toute interdiction d’importation. L’embargo serait en fait très pénalisant pour nous, cela reviendrait à court terme à une autosanction.

Il faut savoir que notre consommation de gaz russe a augmenté de 44 % depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ! Et cela finance directement l’effort de guerre russe. C’est, de fait, problématique. Pour s’affranchir de cette dépendance, la Commission européenne a proposé un plan le 8 mars, mais la diversification de l’approvisionnement prendra des années et, en attendant, certains pays comme l’Allemagne vont relancer leurs centrales à charbon…

L’Union européenne a dégagé un crédit de 1 milliard d’euros pour l’achat d’armes destinées à l’Ukraine. S’agit-il d’un débordement des sanctions purement économiques ?

Il s’agit d’un complément. C’est une décision très forte. La somme débloquée est passée de 500 millions à 1 milliard en quelques jours. C’est la première fois que l’UE finance une livraison d’armes létales à un pays tiers à travers un nouvel outil financier : la Facilité européenne pour la paix, mise en place en 2021. De nombreux États membres de l’UE, dont la France, ont aussi décidé de livrer à titre individuel des armes à l’Ukraine, y compris la Finlande et la Suède, pourtant historiquement neutres, et l’Allemagne – un signe parmi d’autres du point de bascule historique que représente cette crise.

Que pourrait faire de plus l’Union sans être accusée de cobelligérance ?

Cessons de débattre de ce concept de « cobelligérance », cela nous empêche de nous focaliser sur ce qu’il convient de faire, dans l’urgence, pour aider l’Ukraine. C’est un argument commode pour Poutine, qui le brandit sous notre nez ! Il ne faut pas tomber dans ce piège. L’Ukraine arrive à la limite de ce qu’elle peut faire militairement pour résister à l’armée russe, et nous n’avons d’autre choix que de renforcer et d’accélérer la livraison d’armes à l’Ukraine pour l’aider à contenir l’agression russe. La décision de Biden qui va dans ce sens incitera d’autres États membres de l’Otan et de l’UE à faire de même.

Précisément, l’Otan, alliance et bras armé, peut-elle apporter une aide militaire à l’Ukraine ?

Il faut rappeler qu’un grand nombre de pays membres de l’Otan et de l’Union européenne apportent déjà leur aide à l’Ukraine à titre individuel. Les missiles Javelin antichars et les Stinger antiaériens sont devenus les symboles de la résistance ukrainienne et montrent une certaine efficacité sur le terrain. Il existe aussi un niveau de partage du renseignement entre l’Otan et l’Ukraine sans précédent. Le bombardement russe de la base militaire de Yavoriv, à une vingtaine de kilomètres de la frontière polonaise, a signalé les risques d’un débordement sur le territoire de l’Otan. La Pologne est particulièrement exposée en raison de son rôle logistique de premier plan dans la livraison d’armes à l’Ukraine.

« La nature des garanties occidentales pour la sécurité de l’Ukraine – et leur acceptabilité par Moscou – pourrait encore s’avérer un obstacle majeur à tout accord »

Le sommet extraordinaire de l’Otan du 24 mars, en présence du président Biden, devrait annoncer un renfort de la « posture » de défense de l’Alliance sur son flanc oriental et être l’occasion d’entamer une discussion sur la présence de forces permanentes.

Que veut dire le président Zelensky lorsqu’il annonce renoncer à demander l’entrée de son pays dans l’Otan ?

C’est une forme de concession, pour ouvrir une porte de sortie du conflit. Une concession douloureuse. Car, avant la guerre, l’adhésion à l’Otan était un objectif stratégique prioritaire inscrit dans la Constitution ukrainienne. Trois semaines de bombardements plus tard, Zelensky change de position. Il n’a pas le choix, en réalité, s’il veut faire avancer les négociations et obtenir un cessez-le-feu. Mais cela ne sera sans doute pas suffisant pour Moscou. Car il y a également la question des territoires séparatistes de Donetsk et Lougansk, dont Moscou a reconnu l’indépendance. Là aussi Zelensky s’est dit ouvert à un dialogue sur le statut de ces deux territoires séparatistes en échange de garanties de sécurité d’alliés tels que les États-Unis, le Royaume-Uni et la Turquie. La nature des garanties occidentales pour la sécurité de l’Ukraine – et leur acceptabilité par Moscou – pourrait encore s’avérer un obstacle majeur à tout accord.

Par son histoire et sa géographie, l’Ukraine est-elle de facto interdite d’UE et d’Otan ?

Le statut incertain de l’Ukraine, ni membre de l’Otan ni membre de l’UE, a eu pour effet de transformer le pays en zone tampon, dénuée d’alliés fiables et donc perméable aux ingérences russes. Ce malaise autour de la question otanienne est symptomatique d’un échec plus large des États-Unis – et de leurs alliés européens – à définir une stratégie pour l’Ukraine et à mettre fin à la guerre d’usure que mène la Russie pour contrôler le pays.

« L’objectif de Poutine est d’asseoir l’influence russe sur sa partie sud-est et de contrôler, voire d’annexer les rivages de la mer d’Azov »

Les États-Unis ont raté deux occasions pour assurer la sécurité de l’Ukraine : en n’offrant pas à Kiev de solides garanties d’intégrité territoriale dans le cadre du Mémorandum de Budapest en 1994, puis en privilégiant l’élargissement de l’Otan au détriment du Partenariat pour la paix, plus ouvert. D’autre part, les Vingt-Sept ont exprimé un avis défavorable à l’adhésion rapide de l’Ukraine. Le morcellement du territoire ukrainien par la Russie depuis l’annexion de la Crimée vise à rendre impossible l’intégration du pays à l’UE et à l’Otan. En cela, Poutine a atteint son objectif.

Quel peut être l’avenir territorial du pays ?

L’objectif de Poutine est d’asseoir l’influence russe sur sa partie sud-est et de contrôler, voire d’annexer les rivages de la mer d’Azov afin de permettre la jonction territoriale de la Russie et de la Crimée. On aboutirait à une Ukraine coupée en deux.

L’Union européenne et l’Otan peuvent-elles l’accepter ?

L’UE et l’Otan ont déjà accepté l’annexion de la Crimée. Nos lignes rouges sont devenues rose pâle. Poutine conserve, lui, des lignes rouges très foncées.

La population civile quitte l’Ukraine. Poutine a-t-il déjà gagné ?

Non. Le coût de cette guerre, si elle perdure, va ruiner la Russie. Le nombre de soldats russes tués est impressionnant. Les services de renseignement américain avancent qu’environ 7 000 soldats russes sont tombés. Un quart des chars russes auraient été détruits. Tout cela en moins de trois semaines. C’est inquiétant pour Poutine. L’opinion russe, notamment les femmes et les épouses de soldats russes, pourrait se retourner contre lui. D’autre part, il a cimenté malgré lui les Ukrainiens autour de leur président et de leur nation, et les États-Unis et l’Otan sont encore plus impliqués sur le continent européen qu’ils ne l’étaient auparavant.

« Pour atteindre ses buts, la Russie aura besoin de la Chine mais aussi de la Turquie »

Le risque majeur est de voir la Russie perdre sur toute la ligne : défaite militaire en Ukraine, effondrement économique, isolement à l’international. La posture russe rend difficile une voie de sortie honorable pour Poutine et présente le risque d’une fuite en avant avec l’emploi potentiel d’armes chimiques. Ce risque est amplifié par l’attitude des Ukrainiens, de plus en plus sûrs de l’emporter et donc, potentiellement, de plus en plus exigeants.

Pour atteindre ses buts, la Russie aura besoin de la Chine mais aussi de la Turquie, qui tentent toutes deux de jouer un rôle de médiateur. Une forme de désoccidentalisation de la diplomatie de crise, l’Occident étant de plus en plus hors-jeu.  

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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