Quel premier bilan tirez-vous des sanctions européennes contre la Russie ?

Redisons quelques évidences : d’abord, Poutine n’avait absolument pas anticipé une réaction d’une telle force en matière de sanctions, car elle n’était pas anticipable. En grande partie, c’est l’héroïsme du peuple ukrainien qui a commandé aux Européens et aux Américains une réponse à la hauteur de cette résistance. Poutine a brutalement dû réaliser que les Ukrainiens ne voulaient pas des Russes. Ce n’était pas prévu. La preuve qu’il n’avait pas non plus anticipé les sanctions européennes, c’est qu’il avait constitué depuis au moins cinq ans un extraordinaire trésor de guerre de 600 milliards de dollars. Une somme considérable quand on sait que le PIB russe atteint seulement l’équivalent du PIB espagnol, soit 1 500 milliards de dollars. Or la moitié de ces réserves sont frappées par les sanctions.

« C’est un choc énorme sur le plan économique et politique »

Outre les 20 % d’or, elles étaient pour une bonne moitié constituées de monnaies convertibles. Si son portefeuille échappe en partie au dollar (16 % du total), la part de l’euro est de 32 %, et celle de la livre sterling de 7 %. La partie « sûre » pour lui, ce sont les 15 % en yuans – les Chinois ne vont pas les lui changer en dollars – et l’or qui n’est pas liquide mais déposé dans des coffres. Poutine ne va pas le transporter à dos d’âne pour payer ses transactions. Cette répartition de ses avoirs montre qu’il n’avait pas anticipé une telle réaction.

Quelles en sont d’ores et déjà les conséquences ?

C’est un choc énorme sur le plan économique et politique. Économique, car la chute brutale du rouble provoque des pressions inflationnistes très fortes sur le pays. D’un point de vue symbolique et politique, on aimerait que cette guerre soit la dernière du XXe siècle plutôt que la première du XXIe siècle. Il est clair que la Chine scrute très attentivement cette évolution. Que deviendraient leurs 7 000 milliards de milliards de réserves, s’ils menaient à leur tour une guerre à Taïwan ? Que signifie avoir des réserves si on ne peut rien en faire ? Où met-on son argent, son trésor de guerre ? Les Chinois ne vont pas les changer en roubles, ces réserves ! À cela s’ajoutent les sanctions sur les importations de produits stratégiques. À moyen terme, c’est un poison terrible pour Moscou. Si ces restrictions devaient se maintenir, il ne resterait plus aux Russes qu’un partenaire commercial, la Chine.

« La Chine n’a aucune envie de dépendre des Russes »

Pour comprendre ce qui arrive, il faut distinguer deux guerres, celle du terrain, essentielle, qui nécessite d’aider les Ukrainiens avec des armes. Puis la guerre du moyen terme, c’est notre guerre à nous, les Occidentaux, contre Poutine. Cette autre guerre, nous devons la gagner pour que personne n’ait jamais envie d’imiter Poutine à l’avenir.

La Russie n’est pas totalement exclue du système financier. Doit-on aller plus loin ?

On entre dans le cœur de la difficulté. Les seules banques d’importance qui n’ont pas été exclues du système Swift, ce sont la Sberbank et la Gazprombank, qui servent à payer l’énergie qu’on achète à la Russie. Une partie du débat de la campagne présidentielle porte désormais sur la question : peut-on aller plus loin dans les sanctions et couper les achats de pétrole et de gaz ? On a en tête les 700 millions de dollars par jour payés à la Russie par les Européens, soit 20 milliards par mois. On a pris à Poutine la quasi-totalité de ses actifs liquides, si on soustrait l’or et le yuan. À ce rythme, il lui faudrait un an et demi pour se refaire. Doit-on continuer ?

« La France pourrait se passer du gaz russe, mais pas l’Europe, dont il couvre environ 10 % des besoins »

On peut agir en arrêtant d’acheter son pétrole, car on n’a pas besoin de la Russie pour s’en procurer. On peut s’approvisionner ailleurs. C’est un problème de prix. Quant au gaz, c’est différent, car il n’est pas fongible : il n’y a pas de substitut de court terme possible. Le gaz est un peu la mère de toutes les batailles. La France en dépend peu et l’Europe en dépend beaucoup. C’est une distinction fondamentale.

Le gaz représente 40 % de la consommation énergétique de l’Italie et la moitié de celui qu’elle utilise vient de Russie. Du côté français, c’est beaucoup moins : le gaz représente 15 à 16 % de notre consommation énergétique, et le gaz russe 4 % seulement. La France pourrait se passer du gaz russe, mais pas l’Europe, dont il couvre environ 10 % des besoins. Couper l’approvisionnement russe entraînerait ainsi une récession majeure en Europe. Il y a donc un débat politique : le faut-il ou pas ? Je pense que la question reste ouverte, car la guerre n’est pas terminée. Il faut que l’on dispose d’autres armes que les dispositifs déjà mis en place. Ce qui introduit de la confusion, c’est que ce débat sur les sanctions se joue sur une échelle de temps différente de celle du théâtre des opérations. À long terme, il est certain que Poutine a perdu.

Vous le pensez vraiment ?

Oui, car d’ici deux ou trois ans, les Européens sortiront de leur dépendance gazière à l’égard de la Russie. Le processus est irréversible. Il n’y aura jamais de mise en service du gazoduc Nord Stream 2. Nous allons chercher des alternatives, auprès d’autres fournisseurs et miser davantage sur les énergies renouvelables, du moins je l’espère. Poutine a interprété l’extraordinaire dépendance où les Européens se sont mis à son égard comme un aveu de faiblesse. C’est son erreur.

De même, il prétend avoir eu peur de l’Otan. Or, jusqu’à récemment, l’Otan n’existait pas. Le président Macron avait évoqué sa « mort cérébrale ». Si c’est la menace au nom de laquelle il est intervenu, c’est stupide, car sa réaction a eu pour effet de réarmer l’Otan. Il lui reste l’avantage nucléaire et la folie qui va avec. Mais sur le terrain des armes conventionnelles, avec un PIB de 1 500 milliards de dollars, comment la Russie peut-elle lutter contre une Europe avec un PIB de 10 000 milliards de dollars pour la zone euro ? Si chaque partie consacre 2 % de son PIB respectif à se réarmer, Poutine dépensera 60 milliards quand nous en dépenserons 200, sans parler des dépenses américaines.

« Pour un pays comme la Russie qui importe tout ou presque, le pouvoir d’achat est à terme réduit de moitié »

On pourrait donc en rajouter sur le terrain des sanctions économiques, mais il faut réfléchir dans la durée. Cette bataille est perdue, et Poutine le sait. Quelle que soit l’issue du conflit militaire, il faudra se désintoxiquer du gaz russe et réfléchir à une défense européenne avec l’Otan, pour faire en sorte que cette guerre soit la dernière…

Quels effets immédiats les sanctions ont-elles eus pour la population russe ?

Ils sont considérables. Le rouble a déjà perdu 50 % de sa valeur, imaginez ce que cela veut dire ! Pour un pays comme la Russie qui importe tout ou presque, le pouvoir d’achat est à terme réduit de moitié. Les statistiques, très mauvaises pour saisir ces phénomènes, affichent déjà une récession de 10 %, qui touche plus durement les segments les plus fragiles de la population. Chez nous, on n’a pas vu passer le Covid, car nos gouvernements nous ont dédommagés. Mais il n’y aura pas de telle possibilité pour les Russes. La réalité de la récession sera supérieure à 10 %.

Jusqu’à quel point la Chine pourrait-elle aider Poutine ?

La Chine va réfléchir aux sanctions à son encontre si elle commerce avec la Russie. Bien sûr, elle ne peut pas se déjuger et s’allier avec les Américains contre les Russes. Mais elle va marcher sur un chemin de crête. Elle va prétendre qu’elle aide la Russie, peut-être militairement, mais en réalité elle ne fera pas grand-chose. Va-t-elle acheter davantage de gaz russe ? Un tuyau est déjà sous-utilisé, il fonctionne seulement à 10 % de ses capacités.

« Aujourd’hui, Poutine est en train de tout perdre. Ses centaines de milliards envolés, il ne les retrouvera pas »

La Chine n’a aucune envie de dépendre des Russes. Elle a même accepté que des méthaniers soient détournés vers l’Europe pour nous approvisionner. À supposer que la Chine se substitue à l’Europe pour le commerce avec la Russie, ce serait une défaite pour Poutine qui deviendrait le vassal d’un empire moins indulgent avec lui que ne l’a été l’Europe toutes ces années.

À quelle indulgence faites-vous allusion ?

La Russie était en train de devenir une puissance locale à laquelle on était attentif. Elle intervenait au Moyen-Orient, elle avait un pouvoir d’influence caché incroyable, comme on le voit avec Fillon ou Schröder, qui émargeaient aux conseils d’administration de conglomérats énergétiques. Elle était un soft power et une puissance énergétique. À ce titre, elle pouvait s’autoriser politiquement à faire ce qu’elle voulait, en assassinant des journalistes – telle Anna Politkovskaïa –, en emprisonnant ses opposants sans que personne ne trouve rien à redire. Aujourd’hui, Poutine est en train de tout perdre. Ses centaines de milliards envolés, il ne les retrouvera pas. Le moment venu, on mettra ces sommes dans un fonds de reconstruction de l’Ukraine. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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