Lorsqu’un conflit éclate quelque part dans le monde, notre premier réflexe en tant que médecins humanitaires consiste à lancer une mission d’exploration : une équipe réduite se rend sur le terrain pour comprendre et évaluer les besoins de la population locale en matière de soins et de matériel médical. Dans le cas de la guerre en Ukraine, notre équipe a rapidement installé sa base arrière à Chișinău, capitale de la Moldavie, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière. De là, il nous était possible d’explorer le sud-ouest de l’Ukraine et la région frontalière par laquelle transitent nombre de réfugiés depuis le début de l’invasion russe.

C’est au poste-frontière de Palanca, le village le plus à l’est de la Moldavie, que nous avons pu commencer à nous rendre utiles. Chaque jour, des milliers de personnes fuient les combats par ce point de sortie vers l’Occident. L’attente est longue. Des familles restent parfois coincées jusqu’à quarante heures dans leur voiture avant de réussir à passer la frontière. Cet immobilisme forcé est l’occasion pour certains de relâcher un peu de pression. Les premiers Ukrainiens que l’on a vu partir, à bord de gros véhicules, appartenaient aux classes supérieures et savaient exactement où aller, mais le profil des réfugiés a changé. Ceux qui fuient à présent ont mis plus de temps à se décider à prendre la route parce qu’ils n’avaient aucun point de chute et, bien souvent, pas suffisamment d’argent pour assurer leur voyage. Le stress est très fort pour eux. Ils ont peur, pleurent ce qu’ils ont laissé derrière eux, craignent l’avenir. Le premier soin que nous pouvons leur prodiguer consiste tout simplement à les écouter parler. Il s’agit d’hommes et de femmes comme vous et moi qui, en un claquement de doigts, sont passés de personnes installées à réfugiés sans domicile fixe. Échanger quelques mots autour d’un thermos de café, d’égal à égal, permet de leur montrer que, malgré le fait que leur vie s’écroule, ils continuent de faire partie du monde des humains. Cette stratégie, simple à mettre en place, se révèle toujours efficace dans un contexte de guerre.

Au-delà du choc psychologique, les gens que nous rencontrons sur la route de l’exil souffrent de diverses pathologies. On pense souvent que, dans un pays en guerre, l’aide humanitaire se cantonne à la traumatologie, c’est-à-dire à soigner des blessés. Or, parmi les premières victimes des bombes figurent les malades chroniques qui n’ont plus accès à leur traitement, parce qu’ils n’ont plus la possibilité de consulter leur médecin ou que l’approvisionnement des pharmacies n’est plus assuré. Certains décompensent : pics de tension, gêne respiratoire. En l’espace de quelques jours, des vies sont directement mises en jeu, notamment celles des diabétiques, quand l’insuline vient à manquer. Dans les semaines qui vont suivre, maintenir l’approvisionnement des hôpitaux en médicaments va certainement faire partie de nos missions prioritaires. À Odessa, les stocks actuellement disponibles à l’intérieur des établissements de santé vont permettre aux médecins d’assurer des soins en flux tendu pendant deux semaines, en cas de bombardements. Au-delà, sans aide humanitaire, la ville risque de subir le sort de Marioupol, de Kharkiv ou encore de Mykolaïv. Dans ces villes en état de siège, la population manque de tout et il est quasiment impossible d’acheminer quoi que ce soit. Des villes piégées, dans lesquelles nous n’avons pas encore pu mettre un pied.

Chez MSF, notre cœur de métier consiste pourtant à s’approcher au plus près des combats pour assister les populations en première ligne. Mais, pour ce faire, des protocoles existent. Il est notamment primordial de s’assurer que les belligérants, chacun de leur côté, reconnaissent notre présence sur le terrain. Aussi minime soit-elle, cette reconnaissance constitue une garantie de notre sécurité. À l’heure où je vous parle, nous ne sommes pas encore parvenus à établir un contact avec les officiels russes, qui semblent faire la sourde oreille. Même dans les guerres que je considère comme les plus sales, au Yémen, par exemple, où des hôpitaux et des écoles sont régulièrement ciblés par les attaques, lorsque nos équipes signalent un déplacement, elles reçoivent un accusé de réception. Nous espérons que les troupes de Vladimir Poutine finiront par se soumettre à cette règle de guerre tacite.

L’attente est une particularité de ce conflit. Pourtant habituée aux zones de guerre, mon équipe n’avait encore jamais fait l’expérience d’une atmosphère comme celle qui plane en ce moment à Odessa. La population sait que les obus vont bientôt tomber, que l’arrivée des troupes russes n’est qu’une question de temps. À cette attente palpable, pesante, se mêle une action continue et salvatrice. Celles et ceux qui sont restés s’affairent du matin au soir pour moins sentir le poids du monde qui pèse sur leurs épaules. Ils préparent la guerre en remplissant des sacs de sable, en mettant en place des barricades capables d’arrêter des chars. J’ai croisé des femmes formidables, des mères de famille, qui ont fait le choix difficile de rester parce qu’elles sentaient qu’elles pouvaient faire leur part, un jeune homme, employé de la municipalité de Kiev, qui, au lieu de fuir vers l’ouest, est venu prêter main-forte à ses confrères d’Odessa. Partout où nous sommes allés, nous avons vu des villages entiers accueillir leurs voisins qui avaient tout perdu. Le peuple ukrainien n’a pas attendu l’aide internationale pour construire des réseaux de solidarité. L’énergie qui s’est emparée du pays est phénoménale. 

Conversation avec MANON PAULIC, le 16 mars 2022

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