AUTUN (Saône-et-Loire). « Et Marylin, ça vous dirait, Marylin ? » Carole Viennot tend à Julia une affiche de l’actrice américaine. « Ça égaiera votre intérieur », insiste la bénévole. L’Ukrainienne acquiesce machinalement. Son esprit est ailleurs.

Originaire de la banlieue de Kiev, cette mère célibataire fait partie des soixante ressortissants ukrainiens venus se réfugier à Autun depuis le début de la guerre. La municipalité lui a promis un logement pour elle et ses deux enfants. Pour la distraire et l’aider à patienter jusqu’à la remise des clés, Carole l’invite à choisir quelques objets qui lui permettront de se sentir un peu chez elle. Le réconfort, parfois, se niche dans les détails.

À Autun, commune de 13 500 habitants située dans le parc naturel du Morvan, une vague de générosité déferle sans interruption depuis trois semaines. L’espace Danielle-Mitterrand, un lieu habituellement réservé aux activités des habitants du quartier, s’est transformé en centre de collecte. Les Autunois viennent y déposer des vêtements, de la vaisselle, des peluches, de l’électroménager. Quand ils ne trouvent pas le nécessaire dans leurs placards, ils se rendent au supermarché et achètent des produits de première nécessité. Petits commerçants et grandes entreprises de la région ont, eux aussi, manifesté leur soutien de manière spontanée. Un fabricant de literie a fait don de sommiers et de matelas neufs, les usines d’un grand groupe de textile ont fait livrer des cartons de sous-vêtements. Le magasin de chaussures du centre-ville a, quant à lui, offert des dizaines de paires de souliers pour enfants. « On n’est pas loin de devoir pousser les murs », dit Carole, devant une montagne d’édredons.

« Un poste de télévision, pour pouvoir suivre la guerre à distance ; une paire de rideaux pour l’intimité ; un bouquet de fleurs sur la table en signe d’amitié »

Lorsque le monde a appris, jeudi 24 février, l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes, Autun s’est tenue prête. Par l’intermédiaire d’une petite communauté russophone vivant dans la région – certains membres sont d’anciens réfugiés arrivés après la dislocation de l’Union soviétique –, les appels à l’aide ont rapidement afflué. Dès le lendemain, des administrés ont sollicité l’aide de la municipalité pour accueillir ici une cousine ukrainienne, là une filleule, une connaissance, l’amie d’un ami. « Les gens ne sont pas arrivés à Autun par hasard », explique Monique Gatier, adjointe au maire en charge de la coordination de l’accueil, dont le premier réflexe fut d’envoyer un e-mail aux membres des associations du coin. « Le lendemain, une cinquantaine de personnes m’avaient répondu pour proposer leur aide », dit-elle.

Ils sont une dizaine, ce mardi après-midi, à s’affairer dans les anciens appartements d’instituteurs qui jouxtent l’école René-Monrose. Les logements sont vides depuis longtemps, il faut les meubler, rétablir l’eau courante et l’électricité. Marie et ses amies, toutes retraitées, décrassent le moindre recoin. Une fois le ménage terminé, elles s’attaqueront aux détails, qui n’en sont pas : un poste de télévision, pour pouvoir suivre la guerre à distance ; une paire de rideaux pour l’intimité ; un bouquet de fleurs sur la table en signe d’amitié. « Même s’ils arrivent fatigués du voyage, je pense qu’ils apprécient ces attentions, confie cette habitante, un chiffon à la main. Ils comprennent qu’ils sont réellement les bienvenus. » Pour le reste, « on essaye de ne pas trop prévoir leurs besoins et on les laisse venir à nous », explique Céline Goudier-Poszwa, infirmière libérale et élue municipale. Quelques jours plus tôt, elle s’était lancée dans une mission bien spéciale : récupérer un chaton à la SPA pour consoler une famille qui avait dû se résoudre à abandonner son chat en Ukraine.

Cet élan de solidarité n’est pas l’apanage d’Autun. Partout, en France, en Europe, des citoyens s’organisent pour accueillir des réfugiés ukrainiens, notamment sur les réseaux sociaux et au travers de grandes plateformes en ligne. Sur Airbnb.org, la plateforme caritative de la célèbre entreprise digitale, plus de 23 800 nouveaux hôtes, dont 3 300 en France, se sont inscrits pour offrir un toit aux réfugiés ukrainiens depuis le début du conflit.

« À Autun, où des communautés bulgares, syriennes et irakiennes avaient déjà trouvé refuge, le conseil municipal veille à ne pas répéter les erreurs du passé »

Sur cette même plateforme, des utilisateurs européens ont réservé des logements en Ukraine, un moyen rapide de transférer de l’argent directement dans le pays. En deux semaines, plus de 434 000 nuitées ont été réservées, soit l’équivalent de 13,7 millions d’euros. D’autres plateformes, plus petites et lancées à la hâte, ont facilité la mise en contact entre réfugiés et citoyens. C’est le cas de UE4UA, un site créé par quatre entrepreneurs le 28 février, qui a permis de mettre à l’abri près de 4 500 réfugiés en France, en Espagne, en Belgique ou encore en Grande-Bretagne.

« Ce qui est impressionnant, constate Julie Versino de l’association France terre d’asile, c’est le caractère global de la mobilisation, qui concerne à la fois les citoyens, les entreprises, les collectivités et l’État. » Pour autant, cette mobilisation n’est pas sans précédent. « Elle avait été forte cet été pour les réfugiés afghans ou il y a quelques années pour les réfugiés syriens », dit-elle. Céline Schmitt, du Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU, abonde : « En 2015, nous recevions déjà des centaines d’appels de bénévoles, de gens qui voulaient proposer des hébergements, qui demandaient comment aider. Il y a énormément d’initiatives citoyennes, d’associations qui sont nées à cette époque et qui se déploient aujourd’hui. »

À Autun, où des communautés bulgares, syriennes et irakiennes avaient déjà trouvé refuge, le conseil municipal veille à ne pas répéter les erreurs du passé. « Les femmes yézidies avaient eu beaucoup de mal à s’intégrer parce qu’elles étaient isolées », explique Céline Goudier-Poszwa, pour qui le regroupement familial est un élément indispensable à un accueil réussi. « Pour l’instant, c’est facile, ils connaissent tous quelqu’un, mais bientôt ce sera plus compliqué », ajoute-t-elle. « Il faut s’attendre à une seconde vague de réfugiés qui, cette fois, n’aura pas nécessairement de famille à rejoindre, met en garde Céline Schmitt. Ils seront donc beaucoup plus vulnérables, et nécessiteront une aide encore plus importante. »

« Elle a laissé derrière elle ses parents, qui n’ont pas trouvé la force de partir, et son fils aîné, qui vit avec son père dans le Donbass »

Nous retrouvons Julia qui tourne en rond sur le parking du centre de collecte. Son fils Tymotti, 14 ans, et sa fille, Polina, 7 ans, sont à l’école. Cette femme qui a laissé derrière elle son entreprise cherche à se rendre utile. Ses doigts, encore manucurés, sont crispés sur son téléphone, seul canal qui la relie encore à sa famille. Elle a laissé derrière elle ses parents, qui n’ont pas trouvé la force de partir, et son fils aîné, qui vit avec son père dans le Donbass. « Il se cache parce qu’il a peur d’aller combattre », explique la quadragénaire par le biais d’un traducteur vocal en ligne, dont la voix artificielle contraste avec l’horreur des mots traduits. Les mots de Julia se bousculent, son débit reflète son besoin de dire. Quand on entame la conversation, son visage s’anime brusquement, les émotions affluent. À la question : « Qu’est-ce que la France peut faire pour vous ? », elle répond : « J’ai besoin d’un ciel paisible au-dessus de nos têtes, et d’un contexte dans lequel je peux apprendre à mes enfants à continuer à vivre. » Elle explique la nécessité pour elle de travailler le plus vite possible pour subvenir aux besoins de ses enfants, et parce que c’est ce qu’elle a toujours fait. Désœuvrée, loin de chez elle, elle confie avoir du mal à savoir encore qui elle est.

Vincent Chauvet, maire d’Autun (MoDem), voudrait déjà pouvoir passer à l’étape suivante, en mettant en place notamment un soutien psychologique, et en faisant en sorte que les réfugiés qui cherchent à travailler puissent se faire engager. « Il y a des postes à pourvoir dans le domaine de l’hôtellerie-restauration, du service à la personne, dit-il. Le patron d’une scierie m’a contacté pour me dire qu’il était disposé à embaucher des réfugiés. Il y a une pénurie de main-d’œuvre terrible dans la région depuis trois ans. » Pour cela, il faudra attendre que la préfecture délivre les papiers nécessaires. L’Union européenne a en effet activé pour la première fois son dispositif de « protection temporaire » qui permet aux réfugiés, entre autres, d’exercer une activité professionnelle.

« Travailler semble aussi être un moyen de rester ancrée dans la réalité »

Kateryna, arrivée deux jours plus tôt avec sa mère et sa fille, Anastasia, 10 ans, n’a qu’une obsession en tête : trouver un ordinateur et du Wi-Fi pour continuer à exercer son métier. Cette webdesigner est censée entamer une formation à distance dans quelques semaines. « Dans mon travail, tout évolue très vite, dit-elle. Si vous vous arrêtez trop longtemps, vous ne valez plus rien. Je ne veux pas perdre mes qualifications. » Pour elle, travailler semble aussi être un moyen de rester ancrée dans la réalité. La réalité d’avant, pas celle dans laquelle son mari, militaire, l’a réveillée au petit matin du 24 février pour lui dire : « C’est la guerre », avant de lui enjoindre de prendre sa voiture et de fuir vers l’Ouest. 

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