Le nom de votre exposition intrigue : « Ex Africa ». On peut certainement en faire plusieurs lectures. Quel est votre message ?

Le titre vient d’une formule de Pline l’Ancien : « Ex Africa semper aliquid novi » (« D’Afrique toujours vient quelque chose de nouveau »). Un des désirs de cette exposition est de montrer qu’il y a aujourd’hui, provenant de ce continent, des œuvres bien vivantes, et non pas mortes et enfermées dans le passé. Et il s’agit également d’en finir avec cette manière que l’on a longtemps eue de placer les arts d’Afrique sous la coupe de l’histoire des arts modernes occidentaux.

Justement, « Ex Africa » se présente comme une réponse à l’une des dernières grandes expositions consacrées aux arts africains : « Primitivism » au Moma, à New York, en 1984. Pourquoi ?

Cette exposition présentait des œuvres d’Afrique, d’Océanie et des civilisations amérindiennes seulement dans la mesure où elles auraient proposé des solutions plastiques aux avant-gardes occidentales. De Gauguin à Pollock, elle montrait de supposées ressemblances. À aucun moment n’était posée la question du sens qu’avaient ces œuvres à leur création, dans leur contexte – ni celle d’ailleurs de leurs conditions d’acquisition. C’était une approche purement formaliste.

Dans l’exposition, Picasso apparaît dans un tableau critique de Chéri Samba. On insiste souvent sur le fait qu’il se serait beaucoup inspiré de masques africains. Peut-on dire qu’il incarne ces artistes occidentaux qui s’approprient une culture qui n’est pas la leur ?

J’ai eu l’occasion d’en parler avec Samba qui est bien conscient que Picasso paye pour tout le monde. D’ailleurs, si on lit attentivement son tableau, ce n’est pas lui qu’il met en cause mais le Musée national d’art moderne, avec lequel Picasso avait des rapports désastreux. Picasso est devenu une allégorie un peu facile de cette critique, une tête de Turc, un paratonnerre. Il est victime de la manière dont les premiers historiens du primitivisme l’ont présenté. En fait, il n’est pas beaucoup plus respectueux de Delacroix ou de Cranach ! Il s’empare de tout avec la même liberté. C’est une formidable machine à absorber toute forme de création artistique, qu’elle vienne d’Afrique, d’Océanie, de la préhistoire…

Quel rôle ont joué les masques pour lui ?

Picasso a confié à Malraux la force émotionnelle qu’il a ressentie en les découvrant au musée du Trocadéro. Il ne connaît pas la signification de ces objets, mais il en perçoit la portée psychique, une sorte de présence qui tient de la protection, de l’exorcisme. Il les considère comme des objets magiques. Il faut lui reconnaître d’avoir éprouvé la présence du sacré dans une période où les arts africains étaient systématiquement dévalorisés, considérés comme grossiers, ridicules, obscènes ! Il y a chez lui une lucidité et une perception très supérieures. Songez que des pères fondateurs de l’anthropologie française comme Marcel Mauss, qui sont par ailleurs très respectables, semblent aveugles devant ces œuvres d’art.

Si on fait un bond dans le temps, la démarche d’artistes vivants comme Annette Messager ou ORLAN témoigne-t-elle d’une évolution du regard porté sur les œuvres africaines ?

Dans le cas d’ORLAN, le voyage en Afrique a été fondateur. Jeune, elle économisait pour pouvoir partir là-bas dans des conditions qui nous paraîtraient aujourd’hui dangereuses. Elle voyageait seule en empruntant les trains des compagnies minières pour remonter à l’intérieur des terres. Elle porte sur l’Afrique un regard plein d’empathie, avec l’idée qu’il appartient à une artiste femme de montrer à quel point la représentation des femmes, dans toutes les cultures, est en soi une espèce de continent qui doit être respecté. Sur ce continent, aucune hiérarchie des cultures n’est acceptable. C’est un vrai mouvement de mise à niveau.

Par des moyens plastiques très différents, Annette Messager aborde aussi la question des femmes, du rapport à la sexualité. Au fond, elle nous raconte l’origine du monde. Elle nous invite à réfléchir à la part féminine de l’humanité. L’exposition se termine quasiment sur sa sculpture Attye avec Barbie, qui accouple la célèbre poupée avec une mama africaine. Cette poupée transfigurée pose les mains sur l’imposante poitrine de la sculpture africaine, elle aussi recomposée en figure de l’allaitement.

Les artistes africains sont-ils aujourd’hui prisonniers de l’histoire de l’art occidental ou arrivent-ils à contourner cette vision ?

Comme nous, ils ont accès au gigantesque répertoire de l’art qu’ils connaissent parfaitement et dans lequel ils ne se privent pas de piocher en pensant que c’est un juste retour des choses. Ils ont été suffisamment pillés pour se permettre de piller à leur tour. Mais cette présence est assez ironique, c’est un retour à l’envoyeur. Il existe peu d’artistes africains qui réinterprètent des formes anciennes sans s’intéresser à l’art occidental. L’exposition en présente deux. La sculptrice sénégalaise Awa Camara construit de grandes figures féminines de maternité, parfois bi ou même polycéphale et dotées de nombreuses paires de seins. C’est probablement l’une des artistes les plus éloignées du champ de l’art occidental. J’ai aussi tenu à ce qu’il y ait des œuvres d’un artiste béninois, Kifouli Dossou, qui reprend une forme de masque ancienne, les masques Guélédé, en leur ajoutant des plateaux sur lesquels il peint la vie contemporaine béninoise avec une dimension satirique assez codée. C’est une sorte de Daumier qui passe par des voies plastiques complètement différentes des nôtres.

Quel regard ces artistes posent-ils sur l’art africain aujourd’hui ?

Chaque regard est spécifique. Pour certains, il est très analytique : ils montrent comment les objets d’art africain ont été absorbés par l’industrie dite « culturelle » et sont devenus des signes à la fois chics et pittoresques, chargés d’exotisme, avec leurs produits dérivés, le « design ethnique », cette expression atroce. Le passage du statut d’« objet grossier » à celui d’« objet décoratif » traduit-il une amélioration de notre compréhension ? Je suis loin de le penser. D’autres artistes s’emparent des formes de l’art africain et les réactivent en les investissant de questionnements, de significations neuves, comme le plasticien béninois Romuald Hazoumè quand il évoque les réfugiés et les traversées de la Méditerranée qui finissent en noyade.

Ces artistes ont-ils trouvé leur place sur le marché de l’art ?

L’art africain vivant a commencé à accéder à une certaine visibilité dans les années 1990. Celle-ci est allée croissante et leur cote est souvent comparable à celle de leurs homologues occidentaux. Ce début de regard est surtout le fait, en Europe, d’anciennes puissances coloniales : Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, France principalement, où l’histoire nationale se réécrit parfois douloureusement. Aux États-Unis, le regard reste très concentré sur le Black Art, produit par les afro-descendants sur le territoire américain. Il ne s’agit en tout cas pas d’un mouvement universel : le marché de l’art asiatique, très fort, ne semble pas touché.

Quels acteurs et quelles institutions ont su renouveler notre regard sur l’art africain ces quarante dernières années ?

Ceux qui ont joué un rôle décisif sont plutôt des artistes, des commissaires d’exposition, des intellectuels, des écrivains qui n’ont été relayés que tardivement par les musées. Je pense à l’historien d’art nigérian Okwui Enwezor, disparu en 2019 ; à Simon Djami, qui a notamment monté l’exposition itinérante « Africa Remix », qui est passée au Centre Pompidou en 2005. Pour la France, on peut citer le conservateur Jean-Hubert Martin et son exposition « Les Magiciens de la terre » en 1989, ou encore le collectionneur Jacques Kerchache.

Nos grandes institutions se sont très longtemps distinguées par leur manque d’intérêt pour les arts africains. Le musée du quai Branly joue maintenant ce rôle, mais on peut regretter qu’il soit le seul sur la scène française.

Et en Afrique ?

Il y a des institutions qui commencent à faire un travail considérable. Ce sont parfois des initiatives personnelles, comme la Fondation créée par Lionel Zinsou au Bénin, avec un musée consacré aux artistes africains contemporains, ou le Musée des civilisations noires au Sénégal. Il y a aussi un musée en cours de construction au Nigeria.

Vous avez demandé aux artistes exposés ce qu’ils pensent de la question de la restitution des œuvres parties en Occident. Comment analysez-vous leurs réponses, assez diverses ?

Cette diversité répond à la complexité de la question. Disons qu’il y a un point d’accord : tous considèrent que les conditions dans lesquelles les œuvres ont quitté l’Afrique sont inacceptables, et dans bien des cas injustifiables. Ensuite, les désaccords portent sur ce qu’il convient de faire des objets lorsqu’ils sont restitués. Le réflexe occidental consiste à dire : il faut transférer ces objets de nos musées aux leurs. Soit ! Mais cela revient à prolonger leur patrimonialisation, voire leur désacralisation. Ce phénomène n’est pas propre aux objets africains : quand vous prenez la statue d’une Vierge dans une église romane pour la mettre au musée du Louvre, vous vous livrez à un processus du même ordre ! Certains artistes africains expliquent donc que, les œuvres muséifiées ayant été profanées, il faut en réaliser de nouvelles. Que les œuvres que nous admirons en Europe font presque autant partie de notre histoire que de la leur. D’autres sont dans un processus de restitution beaucoup plus brutal et pensent par ailleurs que ce n’est pas en les replaçant dans une boîte en verre qu’on y parviendra. Ce serait condamner des objets déjà muséifiés en Occident à être remuséifiés en Afrique. C’est la double peine ! Mais c’est bien toute la question : comment redonner vie à ces objets tout en sachant que c’est impossible ? Je réponds que ce n’est pas parce que c’est impossible qu’il ne faut pas essayer. 

Propos recueillis par Maxence Collin et Laurent Greilsamer

 

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