Restitution : pour ou contre ?

Mars 1966, à Dakar. André Malraux, ministre de la Culture, se rend au Sénégal à l’occasion du Festival mondial des arts nègres et de l’inauguration d’une grande exposition de sculptures organisée à l’initiative de Léopold Sédar Senghor. Le poète et militant de la négritude, président de ce pays depuis six ans, prononcera alors, comme Malraux, un discours sur les arts africains. Les deux hommes auront l’occasion d’échanger durant plusieurs jours et Malraux, une dizaine d’années plus tard, restituera leurs discussions dans Hôtes de passage (1975). Dans les deux extraits que nous publions ici, l’auteur du Musée imaginaire de la sculpture mondiale (1952) rapporte son dialogue avec le président Senghor, qui était aussi agrégé de grammaire française.

Léopold Senghor, président de la République du Sénégal, fait présenter à Dakar le plus éclatant ensemble de sculptures africaines réuni en Afrique : six cents pièces. Il y a même le moulage du masque fameux qui révéla l’art nègre à Derain et à Vlaminck, puis à tant d’autres peintres…

L’exposition a lieu au nouveau musée de verre et d’acier, que le président vient de faire construire. Sachant par expérience que l’on ne peut rien voir pendant les inaugurations, je m’y suis rendu hier. Même lorsque je travaillais au Musée imaginaire de la sculpture mondiale, je ne crois pas avoir éprouvé à ce degré la métamorphose des dieux. Notre musée de l’Homme est un musée ethnographique ; les dieux s’y racontent leurs histoires de dieux. À quelques kilomètres d’ici, les villages aux cases coniques sont nombreux, étrangers. Les dieux ne deviennent jamais statues de façon plus saisissante que lorsqu’ils sont le plus démunis ; ceux-ci, d’ailleurs, ne sont généralement que des ancêtres. L’Occident a ses saints, la Chine ses morts, l’Afrique ses fétiches…

*

L’exposition n’est qu’une des manifestations du Festival des arts nègres où Senghor a voulu que toute l’Afrique soit présente, comme elle l’est au musée : son et lumière de Gorée, villages d’artisans, pièces au théâtre Daniel-Sorano. Et surtout, les troupes de danse : la frénésie séculaire et les danseurs à échasses de la forêt, qui se sont enfuis des scènes dans les coulisses quand le rideau s’est levé pour la première fois – épouvantés par les salles pleines…

Nous avons échangé nos discours.

« Dans votre texte, dis-je, vous avez donné l’importance majeure à la danse et à la sculpture. Je n’en ai pas été étonné, puisque vous fondez l’art africain sur le rythme. Mais j’ai été étonné de vous voir négliger la musique.

« J’ai eu le sentiment que pour Nehru, la musique était un art plus important même que la sculpture des grands temples de l’Inde. Après une réception officielle, il m’a conduit dans une petite salle, sous le Capitole, où on jouait « la musique qu’on doit jouer la nuit ». Il est vrai que d’admirables danseuses l’accompagnaient…

– Vous savez, si je n’ai pas parlé de musique, je crois que cela tient tout simplement à ce qu’il s’agit d’une exposition de sculpture. Je pense moins à notre musique qu’à notre danse ; j’y pense tout de même beaucoup. Elle a couvert le monde. Ne vous y trompez pas : la race noire émigrée en Amérique est restée intacte dans son style, de même qu’elle est restée paysanne : quand elle ne l’est plus, elle est perdue. C’est pour cela que les Nègres américains sont liés au Sud, quoi qu’il arrive. Même en Amérique, les Nègres dansent leur vie. L’Occident le comprendrait mieux s’il connaissait notre domaine modal aussi bien que notre apport mélodique.

– Il commence.

– Oui. Gide dit quelque part que vos chants populaires, « comparés aux chants africains, paraissent pauvres et rudimentaires ». Le bon-père qui dirigeait notre chorale d’enfants avait grand mal à nous faire chanter sans parties ni variations. Pensez à nos interprètes de jazz !

« Vous commencez à découvrir nos instruments à percussion. Selon un mythe dogon, le tam-tam est apparu avant tout autre art. Savez-vous quelle est l’âme de notre musique ? Le battement des mains.

« On nous le reproche… Comme si le propre du zèbre n’était pas de porter des zébrures…

– Vous avez une autre musique qui a couvert le monde. C’est la musique née du désespoir aux États-Unis. D’elle aussi, vous pouvez dire que les Noirs y chantent leur vie.

– Au Festival, nous n’avons rejeté ni les blues ni les spirituals ; mais nos arts doivent être des moyens de notre dignité retrouvée. Je suis, vous le savez, un vieux militant de la Négritude. Mais je veux y trouver le paroxysme ; je ne veux pas y trouver le désespoir. On dit ici : « Le tisserand chante en jetant sa navette, et sa voix entre dans la chaîne, entraînant celle des Ancêtres. » Il sourit.

« Vous savez que nos paysans ont inventé de danser le Plan de développement, et que notre musique accompagne nos concours de gymnastique ? Au bout du compte, par le rythme, tout art nègre est poésie. »

Quelques-unes de ses formules sont très élaborées, parce qu’il les a écrites autrefois, et reprises dans son discours d’inauguration. Je me souviens d’un de ses poèmes : « Que nous répondions présent à la renaissance du monde / Tel le levain nécessaire à la forme blanche ! / Car qui donnera le rythme / Au monde défunt des machines et des canons ? » Sans doute est-il antérieur à l’expérience du pouvoir…

« Il a fallu, dit-il, que Picasso soit ébranlé par un masque baoulé, qu’Apollinaire chante les fétiches de bois, pour que l’art de l’Occident consente, après deux mille ans, à l’abandon de la physeos mimésis : l’imitation de la nature… »

La citation me surprend. Je réponds ce que j’ai écrit naguère : qu’à mon avis, l’abandon de la référence à la nature, dans l’art, ressuscite la référence au sacré ; et que la sculpture grecque, à mes yeux, n’a pas apporté l’imitation de la nature (en quoi la Coré boudeuse, et même la Vénus de Milo sont-elles plus « réalistes » qu’une statue égyptienne ?) mais la victoire de l’idéalisation sur la spiritualisation.

« Il est possible, dit-il, que l’entrée en jeu de notre art ait été préparée par d’autres. Je ne connais pas l’histoire de l’art comme vous. Je crois à notre aptitude à découvrir le surnaturel dans le naturel. Et en face de Byzance, l’Afrique est d’une liberté !… La nature est moins transfigurée à Byzance que chez nous. Nous avons remplacé la raison-œil par la raison-toucher. Nous seuls.

– L’influence principale de votre sculpture sur la nôtre me paraît celle de la liberté. Mais les masques ont aidé – plus qu’aidé ! – à substituer à notre héritage méditerranéen celui des hautes époques, depuis la sculpture sumérienne jusqu’à la sculpture romane.

– Je suis moins frappé que vous par cette action sur le passé, parce que j’ai la charge du présent, et, si Dieu le veut, de l’avenir. Remplacer l’esprit d’imitation par l’esprit de création, telle a été l’action constante de la Négritude. Contrairement à l’opinion stupide des coloniaux. Je veux que le Nègre nouveau en prenne conscience.

– Un seul des artistes qui vous écouteront demain à l’exposition serait-il capable de créer un masque ? Je crois qu’aucun de mes amis africains : écrivains, poètes, sculpteurs, ne ressent l’art des masques ou des Ancêtres comme les sculpteurs qui ont créé ces figures. Aucun d’entre nous, Français, ne ressent les Rois du Portail de Chartres comme le sculpteur qui les a créés. Pour l’Africain qui sculptait des masques, ne se référait-il pas au surnaturel, dont vous parliez, non à une qualité esthétique ?

– La qualité esthétique était le moyen d’expression de son surnaturel. Comme dans vos Rois de Chartres. C’est pourquoi j’ai confiance en cette exposition, et en tout ce que je tente ici.

– Le Musée imaginaire existe pour tous les artistes…

– Les nôtres dialoguent avec l’art universel d’une certaine façon, par une certaine voie. Il ne faut pas que nos sculpteurs se mettent à vouloir sculpter de nouveaux masques, vous avez raison ! Il faut que, dans l’art universel, ils se sentent chez eux autant que vous, à leur manière. Il faut qu’ils sachent que la violence de l’émotion, qui est l’Afrique, leur a été donnée plus qu’à tous les autres. Les masques vont mourir, mais l’Afrique n’acceptera pas longtemps l’art moderne occidental. Nous savons que toute la Nature est animée d’une présence humaine, nous finirons bien par la saisir ! » 

 

Hôtes de passage (1975), repris dans Le Miroir des limbes, t. II : La Corde et les Souris © Éditions Gallimard, 1976

 

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