Des chercheurs expliquent le déclenchement du Printemps arabe par trois facteurs : le surgissement des jeunes diplômés, l’émancipation des femmes par l’éducation et la chute du taux de fécondité. Partagez-vous cette analyse ?

La contestation des régimes arabes autocratiques a plusieurs causes structurelles. Oui, l’évolution démographique en faveur d’une population plus jeune, l’augmentation du taux d’alphabétisation et du niveau d’éducation, y compris chez les femmes, et aussi l’urbanisation croissante des modes de vie et des besoins, ont été des facteurs déterminants. Mais il faut les croiser avec la libéralisation économique. C’est cette connexion qui a créé un ressentiment et un dissentiment de plus en plus forts. En d’autres termes, les politiques d’État et les effets de la mondialisation ont produit ensemble une jeunesse éduquée, des citoyens urbanisés, des femmes actives dans la sphère publique et, parallèlement, une quantité de groupes de marginaux qui devaient survivre dans des économies hostiles et manœuvrer à l’ombre de gouvernements qui ne rendaient de comptes à personne. Les soulèvements sont nés de ces conditions sociopolitiques.

Entre 2010 et 2012, quatre dictateurs perdent leur pouvoir en l’espace d’un an (Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Saleh au Yémen). Mais, dans nombre d’États, il n’y a pas de soulèvement d’une telle ampleur. Peut-on parler d’un « Printemps arabe » au singulier ?

C’est exact. Lors de la première vague, seuls quatre dictateurs ont été renversés. Mais n’oublions pas que dix-neuf États arabes ont connu des mouvements populaires à un moment ou un autre, dont l’Algérie, la Jordanie, des États du Golfe comme Bahreïn, même si tous n’ont pas abouti à la chute de leurs régimes. Car la puissance de l’opposition et la réaction du régime ont été différentes d’un pays à l’autre. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Oman ont bel et bien senti le vent de la révolution et, comme les monarchies jordanienne et marocaine, ont tenté d’apaiser leurs citoyens par des réformes et des mesures économiques, tout en cherchant à saboter les révolutions en cours chez leurs voisins. D’un autre côté, les différents pays arabes avaient des économies politiques très diverses, certaines riches et mondialisées, d’autres pauvres et marginalisées. Dans la seule petite région du Golfe, on trouve à la fois des pays parmi les plus riches (les Émirats) et les plus pauvres (le Yémen) au monde. Pourtant, ils partagent certains points communs indéniables comme la langue, la religion, des symboles, une certaine histoire et une identité régionale. À bien des égards, cela les range dans une catégorie spécifique. Le fait est que la vague du Printemps arabe a déferlé dans tout l’espace arabe, mais s’est arrêtée aux frontières de l’Iran et du Pakistan.

Dans votre livre Une révolution sans révolutionnaires, vous décrivez une mobilisation pour changer la vie, mais sans dirigeants ni projet clair. Pouvez-vous préciser ?

Ce livre avance l’idée que les soulèvements arabes incarnaient une nouvelle génération de révolutions du xxie siècle ; des soulèvements riches en tant que mouvements, mais terriblement pauvres en termes de changements. Tous ont été marqués par une mobilisation et des tactiques de résistance spectaculaires… qui ont engendré peu de modifications significatives au niveau des États et des modes de gouvernance. Leurs protagonistes n’ont montré que peu d’intérêt pour la construction d’une organisation et pour le leadership dans ses formes traditionnelles. Ils n’ont, me semble-t-il, projeté aucune vision claire d’un ordre social alternatif et de la façon d’y parvenir, ce qui en dit long. Ils pensaient et espéraient que leur mobilisation populaire contraindrait les régimes à se réformer dans un sens démocratique. Mais la plupart de ces régimes, malgré quelques belles paroles, ont refusé d’entreprendre de véritables réformes en matière de gouvernance et d’économie. Les gens ordinaires, les pauvres, les femmes et les jeunes marginalisés ont essayé de faire avancer la révolution à travers leurs pratiques radicales dans les fermes, les usines, les quartiers et jusqu’au sein des familles. Mais ces populations subalternes imaginaient la révolution autrement que la frange politique qui s’est mise à parler au nom de la révolution. Elles imaginaient un nouvel ordre des choses qui changerait leur vie. Ce schisme entre les élites et les classes inférieures par rapport à leur conception de la révolution a été un aspect fondamental du Printemps arabe.

Vous soulignez aussi qu’à aucun moment ces mouvements n’ont remis en cause la logique économique des régimes ? En quoi est-ce important ?

Ces mouvements ne se sont pas accompagnés d’une vision d’un ordre politique ou économique alternatif, contrairement aux révolutions du xxe siècle. C’est en ce sens-là que les soulèvements arabes étaient des révolutions sans idées révolutionnaires. Il y avait une soif très forte de justice sociale, contre la marginalisation économique, contre les terribles disparités de classe et régionales. Elle s’exprimait essentiellement chez les urbains pauvres, les ruraux marginalisés et dans la « classe moyenne pauvre », y compris les jeunes diplômés sans emploi. Mais, pour s’attaquer à la question de la pauvreté, de la marginalité et de la précarité, il aurait fallu repenser radicalement l’économie. Il aurait fallu une vision qui remette en cause le modèle néolibéral, que la classe politique tenait largement pour acquis. Au bout du compte, la justice sociale est restée l’aspiration la plus inassouvie de ces soulèvements. En Égypte ou en Tunisie, la doctrine économique des gouvernements postrévolutionnaires, les Frères musulmans en Égypte et Ennahdha en Tunisie inclus, différait peu de celle des régimes de Moubarak ou de Ben Ali. Pas étonnant que les demandes de justice sociale perdurent dix ans après les soulèvements.

Pouvez-vous expliquer le concept de « street politics » que vous utilisez ? En quoi l’échec de cette « politique de la rue » a-t-il modifié l’ordre socio-économique ?

Presque tous les régimes arabes autocratiques ont adopté à partir de 1979 le programme d’ajustement structurel et de réformes économiques prôné par le FMI : en gros, la libéralisation de leurs économies. Les États se sont donc en grande partie retirés du contrat social traditionnel qui consistait à fournir des équipements sociaux à la majorité de leurs citoyens vulnérables, les abandonnant ainsi à leur sort. En réaction, ces populations subalternes se sont tournées vers des formes d’organisations pour tenter au quotidien, en empiétant sur le rôle de l’État et des compagnies privées, de survivre et d’améliorer leurs conditions de vie : elles se sont emparées de terrains pour y construire des logements, ont mis en place des réseaux de distribution d’eau et d’électricité, ou se sont approprié des bouts de trottoir pour y installer des petits commerces. Elles ont établi des réseaux d’entraide, parfois des associations informelles de crédit. Tout cela souvent à la limite de la légalité. Et quand elles se heurtaient aux restrictions du régime, elles tentaient de résister collectivement aux politiques gouvernementales. Mais ces luttes restaient spontanées, généralement sans leaders, et surtout limitées à leur quartier, à leur « rue ». À l’occasion des Printemps arabes, toutes ces luttes sociales ont fini par fusionner dans un mouvement politique plus large qu’on a appelé « l’insurrection ». Mais pour changer l’ordre socio-économique, il aurait fallu qu’elles soient emmenées par une classe politique animée d’une vision, d’une conviction et d’une stratégie claire, qui dépassent le cadre de la « rue ». Or, s’il y avait un fort désir de changement radical au sein des groupes subalternes, on ne peut pas en dire autant de la classe politique ; ces protagonistes nous ont surpris, en revanche, par leurs techniques de mobilisation.

Les récents mouvements de contestation populaire au Maroc, au Soudan, en Algérie et au Liban, s’inscrivent-ils dans la continuité des Printemps arabes ?

Une révolution est par nature « relationnelle » ; elle résulte d’une myriade d’effets désordonnés provenant de bien plus loin que son périmètre immédiat. Ce qui est arrivé à Ben Ali lors de la révolution tunisienne a certainement influencé ce qui est advenu en Égypte ; et ce qui est arrivé en Égypte a eu un impact sur la trajectoire syrienne, mais avec des effets différents. De même, les gens qui se révoltent aujourd’hui au Maroc, au Soudan, en Algérie, en Irak ou au Liban ont évidemment regardé avec intérêt les soulèvements qui se sont produits il y a dix ans en Tunisie, en Égypte ou à Bahreïn. Leurs propres mouvements de contestation peuvent être vus comme la continuité du Printemps arabe, précisément à cause de ces effets et de ces influences, facilités par les points communs à la région arabe évoqués plus haut. Néanmoins, cette seconde vague du Printemps arabe sera forcément différente de la première, car les acteurs, autant les militants que les dirigeants, observent, apprennent et essaient toujours de s’adapter afin d’éviter les erreurs du passé et de surmonter les obstacles.

Cette révolution sans révolutionnaires a débouché sur une dictature aggravée en Égypte et des tragédies majeures en Syrie, en Libye et au Yémen. Le monde arabe est-il globalement frappé de régression ? La démocratie y est-elle devenue un rêve lointain ?

Dans les pays arabes, l’état d’esprit est indubitablement très éloigné de celui qui régnait au moment où ces révolutions faisaient souffler un vent d’espoir. Un élément clé du revirement a été la virulence de la contre-révolution, portée en particulier par l’État saoudien et les Émirats, qui ont cherché à saper ces mouvements. Aujourd’hui dans la région, au niveau des États, des régimes et des modes de gouvernance, bien peu de choses ont changé. Mais on n’éprouve pas le même sentiment lorsqu’on porte son regard vers le bas, vers la sphère sociale, les subjectivités populaires, les femmes, les jeunes, les minorités sociales, et plus largement les groupes subalternes. Beaucoup de choses ont évolué au sein de ces sphères, beaucoup de hiérarchies ont été remises en question, et des nouvelles idées, des pratiques et des organisations ont émergé au niveau local, comme autant d’exemples de démocratie directe et d’autogestion. C’est ce regard au ras du sol qui me donne l’espoir d’un avenir démocratique. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

Traduction de JULIE SIBONY

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