Cela fera bientôt dix ans que je suis descendue dans les rues avec ceux qui s’étaient décidés à réclamer la liberté ! À Damas, au début de l’année 2011, nous nous réunissions entre camarades pour préparer le soulèvement, la révolution, à l’image des révolutions égyptienne, tunisienne et libyenne. Nous réfléchissions aux modes de protestation pacifiques, aux slogans, aux revendications réformistes, à l’organisation des manifestations. Ce furent les plus beaux jours de ma vie.

J’étais pleine d’éclat et de ferveur, galvanisée par nos rêves de justice, de démocratie et de dignité. Car, oui, nous rêvions d’avoir un pays libre et démocratique, et à ce jour, malgré les ravages laissés par la révolution, je me refuse à croire que ces aspirations n’étaient qu’une utopie naïve et romantique. Peut-être aurais-je parlé de la sorte, comme beaucoup d’autres, si je n’avais pas été là-bas avec les gens et pris part à ce soulèvement populaire au début de la révolution ; si je n’avais pas passé ces dernières années à œuvrer pour lui et à écrire des livres et des articles à son sujet ; si je ne m’étais pas rendue sur la ligne de front dans le Nord syrien et n’avais pas vu de mes propres yeux un pan de la réalité. Je ne peux pas avoir de position intellectuelle, de « point de vue », sur ce soulèvement : il coule dans mes veines ! Je pourrais presque dire qu’il me constitue – n’était ma passion pour l’écriture romanesque. Cette révolution m’a transformée. Elle m’a fait voir la nature humaine à nu, dans toute sa beauté et toute sa laideur.

Les premiers mois, lorsque nous manifestions dans la capitale, les hommes de « la sécurité » chargeaient pour nous disperser et arrêter nos camarades. J’étais déterminée à ne pas me faire arrêter : je prenais mes jambes à mon cou dès que je les apercevais.  Ils traînaient nos amis à terre, les frappaient à coups de matraque. Parmi ceux et celles qui ont disparu dans les ténèbres des cachots, certains sont restés incarcérés pendant des années, d’autres sont morts sous la torture. Cahin-caha, nous avons continué. La sauvagerie de la répression que nous avons subie pour des manifestations pacifiques dépasse l’imagination et les bouleversements qui ont suivi ont été si rapides et d’une telle brutalité qu’ils ne nous ont pas laissé réfléchir à ce que nous pouvions faire. Nous nous contentions d’encaisser la violence et d’essayer de raccommoder nos vies. Après avoir réclamé des réformes juridiques et politiques, nous nous consacrions à suivre la situation des victimes : blessés, sinistrés, détenus. Le régime d’Assad avait déclaré la guerre contre son peuple. Passé les premiers mois, les choses ont changé : le temps des ingérences étrangères, régionales et mondiales, a commencé. Les gens ont pris les armes. Un groupe d’opposition armée a vu le jour : l’Armée syrienne libre. Puis des milliers de djihadistes ont déferlé en Syrie. Dès le début, l’Iran s’était mêlé de la bataille en faveur d’Assad, son allié, par le truchement du Hezbollah. Nous sommes tombés dans une situation désastreuse. Jamais on n’aurait pu imaginer cela, même dans nos pires cauchemars : non seulement la révolution a été anéantie, mais la Syrie est dévastée.

Je pense sans arrêt à cette « Syrie » que nous avons rêvée libre, unie, indépendante et démocratique, et à celle à laquelle nous avons abouti, morcelée, écharpée et occupée par des forces russes, turques, iraniennes, américaines, djihadistes. Je pense à ce pays auquel la moitié de la population, entre déplacés et exilés, a été arrachée. Je pense aux centaines de milliers de morts, aux invalides, aux infrastructures ravagées, aux villes en ruines. Je pense aussi que je suis encore en vie, que j’ai quitté mon pays, que mes amis ont été tués ou enlevés, soit par le régime, soit par les milices islamistes.

Lorsque j’ai décidé de retourner clandestinement en Syrie, après en être partie traquée par les services de renseignements, je rêvais encore : je croyais que l’on pouvait arrêter une lance avec la main. Que nous, le peu de démocrates qui restions, pouvions résister. J’ai créé une association que j’ai enregistrée sous le nom de Women Now. Depuis, ce vaste réseau de femmes et l’action que je mène avec elles au quotidien en Syrie et à l’étranger sont devenus ma vie.

J’ai quitté définitivement la Syrie en août 2013 après l’entrée en scène de Daech. Je ne dirais pas que je suis partie brisée. J’ai toujours des rêves, mais plus d’illusions. C’est un fait, tous les pays du Printemps arabe, à l’exception de la Tunisie, sont sortis de ces révolutions fracassés et soumis aux intérêts de puissances occidentales qui se partagent leurs richesses. Quant à nous, les femmes, nous avons perdu les privilèges pour lesquels nous nous sommes battues pendant des années. Nous n’avons pas perdu espoir, cependant. Je me dis : « Toutes les révolutions du monde sont passées par des guerres civiles. À présent il faut préparer le terrain pour construire un avenir démocratique. » Les pays occidentaux nous laisseront-ils poser les bases de cet avenir ? Comment résister à la fois à leurs convoitises, aux djihadistes et au tyran ?

Je suis déchirée, c’est vrai. Mon corps est ici, ma tête est là-bas. Comment pourrait-il en être autrement, quand entre mes côtes, cette petite braise – cette « Syrie » – continue à me brûler ? 

Traduit de l’arabe par STÉPHANIE DUJOLS 

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