Il y a dix ans, la jeunesse arabe du Maghreb, jusque-là ignorée des décideurs, faisait irruption sur la scène politique. Partout, elle poussait les trois mêmes cris : « Travail ! Liberté ! Dignité ! » Dix ans plus tard, force est de constater que ces soulèvements populaires où la jeunesse a joué un rôle moteur ont tous abouti in fine au maintien de l’ordre social antérieur. Comme si, entre réformes cosmétiques, retour à l’ordre autoritaire et chaos sanglant, un « hiver arabe » avait rabattu un couvercle d’acier sur ces sociétés.

Si nous considérons l’emploi des jeunes, enjeu majeur dans les trois pays du nord de l’Afrique, la situation s’est dégradée depuis 2011. Leur taux de chômage, déjà l’un des plus élevés au monde, est passé de 27 % à 30 % entre 2010 et 2019. Et, comme c’est le cas depuis vingt-cinq ans, ce taux croît avec le niveau de diplôme. L’augmentation des départs de jeunes pour l’émigration témoigne de cette aggravation globale.

Depuis 2010, la Tunisie a, de manière générale, échappé à la violence. Mais les jeunes qui avaient amorcé le soulèvement ont été rapidement exclus du jeu et les conditions sociales se sont fortement dégradées. Des trois cris, seule la liberté a été (partiellement) conquise. Mais pour quoi faire ? La Tunisie a été le pays qui a envoyé sur le front djihadiste les plus forts contingents rapportés à sa population. Et elle maintient un triste record avec la plus forte proportion de jeunes qui partent tenter leur chance en Europe.

L’élan contestataire s’est pourtant réveillé en 2019, comme en Algérie, mobilisant massivement (mais pas exclusivement), la jeunesse qui subit aujourd’hui plus fortement encore l’exclusion et le spectacle de la prédation des oligarques. Une jeunesse au poids démographique évident, connectée et ouverte sur le monde. Avec l’ensemble de la population, elle garde en mémoire les failles et les défaites des précédentes vagues de contestation.

Démarré en février 2019, le Hirak (« mouvement ») algérien a revendiqué et maintenu son caractère pacifique du début à son arrêt, en mars 2020, pour cause de confinement. Après sa victoire, avec l’abandon d’un cinquième mandat par le président Bouteflika, la mobilisation s’est étendue au rejet du « système ». Campant dans ce refus de la violence en dépit des provocations du régime, le mouvement a récupéré l’idée de nation, confisquée depuis l’indépendance par le pouvoir.

En Tunisie, les assassinats de militants politiques de gauche en 2013 ont constitué un électrochoc pour la société civile qui a massivement réagi, jeunes et femmes en tête. Le mouvement islamiste, complaisant vis-à-vis de ces violences, a alors amorcé un recul, le regard tourné vers l’Égypte où le parti « frère » a été balayé par un « coup d’État populaire » – perpétré par l’armée avec le soutien d’une partie de la population. Mais la jeunesse tunisienne s’est largement détournée des jeux politiciens. Les élections locales de mai 2018 l’ont montré, avec une faible participation (36 %) et un recul des partis dominants (islamistes et partisans de l’ancien régime) au profit de listes indépendantes, souvent menées par des jeunes. Au Maroc, enfin, la jeunesse a été, après 2011, à la pointe de nouvelles formes d’action résolument pacifiques.

Aujourd’hui, le Covid-19 a gelé la situation dans ces trois pays. Mais leurs sociétés ont connu, au printemps 2020, un élan de solidarité des jeunesses face aux effets sociaux des confinements… Et aussi un mouvement inattendu de coopération avec les autorités. Les jeunes se sont engagés sur un mode citoyen et solidaire. Avec souplesse, rapidité et créativité, ils ont établi des coopérations avec les collectivités locales, tant sur le plan sanitaire (diffusion des consignes, désinfection des lieux, production de masques et de tenues) qu’alimentaire, en direction des personnes vulnérables. Mais le prolongement de la crise sanitaire a amplifié les incertitudes, offrant aux pouvoirs la possibilité de confondre restrictions sanitaires et répression politique, surtout en Algérie.

Les pouvoirs ont réussi jusqu’ici à maintenir leur domination sur les sociétés. À une échelle de temps plus longue, l’ensemble de ces convulsions témoigne des tentatives de venir à bout des profondes tensions qui s’accumulent dans les sociétés arabes depuis des siècles et que les récentes poussées populaires n’ont pu défaire. Faute d’avoir trouvé un imaginaire partagé pour trancher le nœud gordien qui les étouffe. 

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