Rien n’a changé depuis Chateaubriand. Hier, les sans-culottes : « ivrognes, « prostituées » (Mémoires d’outre-tombe). Aujourd’hui, les Gilets jaunes : « antisémites », « poujadistes » (presse française). Toujours, partout, le même dégoût pour les émeutiers. Les adjectifs varient, les stratégies de disqualification demeurent. Principe hégélien : le dominant méprise le dominé, par définition. Quand celui-ci se rebiffe, alors ses motivations sont forcément viles, dérisoires, suspectes. L’ignorance fallacieuse et l’incompréhension outragée sont les premières armes du dominant : « Mais qu’est-ce qu’ils veulent à la fin ? » a-t-on pu entendre râler à la radio un acteur médiocre qui gagne cent fois plus qu’eux. Aux yeux du privilégié installé bénéficiaire du système à la pérennité duquel il contribue activement (disons : du bourgeois, pour aller vite), il n’est qu’une seule cause qui justifie la sédition : la Liberté (avec une majuscule, comme tous les mots creux). Hongkong : bien. France des ronds-points : mal. Liban, Chili, Colombie : on hésite. Équateur, où des Indiens envahissent le parlement pour protester contre la suppression d’une subvention sur le carburant : on perd pied.

Avril 1789 : les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt.

2017 : les locataires peuvent bien vivre avec cinq euros d’APL en moins. (2018 : ou dix.)

Chili : les usagers peuvent bien payer leur ticket de métro vingt centimes de plus. Et trente-cinq centimes dix mois plus tard.

Toute la perversité des sociétés inégalitaires réside dans ce mouvement génial : en ne laissant que des miettes aux pauvres, on les force à se battre pour ces miettes, et ainsi on peut leur reprocher leur petitesse, leur manque d’idéal, leur matérialisme vulgaire, leur nullité, leur quasi-animalité. (C’était déjà ce qui écœurait Chateaubriand, incapable d’appréhender la situation historique engendrée par un système féodal dont il était l’un des plus brillants rejetons : le manque d’idéal des crève-la-faim.) Ainsi les manifestants sont-ils dégradés par la mesquinerie de leurs revendications mêmes. Le beurre de l’inégalité et l’argent du beurre du mépris.

Évidemment, Hongkong qui lutte pour ne pas se faire avaler par la Chine, la Catalogne qui réclame son indépendance, l’Algérie et l’Irak (l’Irak !) qui dénoncent leurs gouvernements corrompus, c’est plus chic, comparé aux basses questions de péages d’octroi ou d’autoroute, au prix du pain ou du ticket de métro, aux taxes carburant, sans parler de la taxe WhatsApp au Liban… Tout le monde n’a pas la chance de lutter contre la dictature, on connaît la chanson : « Si vous n’êtes pas contents… »

Voire.

En réalité, il n’y a pas de différence de nature entre le Chili et la France d’un côté, Hongkong et la Catalogne de l’autre.

En 1789, les émeutes provoquées d’abord par le prix du pain mènent à l’Assemblée et à la tirade de Mirabeau, c’est-à-dire à des questions de représentativité démocratique, puis à la Déclaration des droits de l’homme.

En 2019, le refus de la taxe diesel mène à la dénonciation de la suppression de l’ISF et aux demandes de référendum populaire, c’est-à-dire à des questions de justice fiscale et de démocratie directe.

« Toute la perversité des sociétés inégalitaires réside dans ce mouvement génial : en ne laissant que des miettes aux pauvres, on les force à se battre pour ces miettes, et ainsi on peut leur reprocher leur petitesse, leur manque d’idéal »

Selon un processus presque toujours vérifiable, l’étincelle économique devient donc sociale puis politique. En 1524, la guerre des Paysans en Allemagne débute par le refus des corvées et débouche sur un véritable programme politique révolutionnaire qui préfigure l’abolition des privilèges. (Mais cent mille paysans se font massacrer et l’insurrection échoue.)

S’il n’y a pas de coupure qualitative entre les différents soulèvements qui agitent la planète en ce moment, c’est que, quelle que puisse être la trivialité de ses revendications, « les buts du peuple sont plus honnêtes que ceux des grands, les uns voulant opprimer, l’autre ne pas être opprimé ». Ce n’est pas Louise Michel qui a écrit ça mais Machiavel, qui précise (d’ailleurs uniquement pour suggérer au Prince de s’assurer une assise populaire solide, dans la logique pragmatique qui est la sienne) : « On ne peut honnêtement donner satisfaction aux grands sans faire de tort aux autres ; mais on peut assurément le faire avec le peuple. »

Bref, l’étincelle peut sembler dérisoire (vingt centimes), ridicule (taxe WhatsApp), voire honteuse au regard des enjeux idéologiques actuels (taxe diesel), cela n’a aucune importance, car tout mouvement qui pousse à la révolte et à l’insurrection populaire possède sa vertu en soi, qui mène, si le processus aboutit (même partiellement, c’est-à-dire s’il n’est pas totalement écrasé par les forces de la Réaction ou s’il n’est pas confisqué par de nouveaux apparatchiks), à une régénération politique salutaire, selon le théorème formulé par Machiavel (transposable presque tel quel au système capitaliste mondialisé) : les buts du peuple sont plus honnêtes que ceux des grands, les uns voulant exploiter, l’autre ne plus être exploité. 

 

 

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