Voilà trois semaines que le Chili vit un conflit social ouvert et quotidien. Le 18 octobre a marqué un moment de bascule, après une semaine de fraudes massives dans le métro de Santiago consécutives à l’annonce d’une hausse des tarifs de 3,75 %. L’instauration de l’état d’urgence par le président Piñera (droite libérale) a radicalisé les acteurs de cette lutte. Le vendredi 26 au soir, une manifestation sans précédent a réuni 1,2 million de personnes au centre de la capitale pour dénoncer les abus, les inégalités et les injustices. Selon le coefficient GINI, qui mesure le niveau global d’inégalité, le Chili fait partie des dix pays au monde où les disparités sont le plus marquées. Sa scène politique, très peu représentative, se compose d’une élite formée de quelques grandes familles déconnectées de la population. Deux jours plus tard, couvre-feu et état d’urgence ont été levés, mais de nombreuses violations des droits de l’homme avaient déjà été commises et dénoncées publiquement. Les manifestations continuent néanmoins à un rythme quotidien. Les revendications se multiplient, tandis que le mouvement se déploie en foyers décentralisés et autonomes entre les territoires (quartiers, villes, régions) et acquiert ainsi un second souffle. Malgré l’absence de leaders identifiés, le soutien de la population est très important : 85% des Chiliens appuient la mobilisation.

Le retour des militaires et des manifestants dans les rues a réactivé la mémoire puissante des injustices du régime autoritaire d’Augusto Pinochet (1973-1990) et des combats menés par ses opposants. La force des cacerolazos (les concerts de casseroles) auxquels se livrent toutes les couches sociales de la population en est un signe, tout comme les deux principaux hymnes des protestataires – Le Droit de vivre en paix, de Víctor Jara, chanteur populaire assassiné par la junte militaire en 1973, et La Danse de ceux qui restent, du groupe Los Prisioneros – ou encore les multiples références au dernier discours de Salvador Allende, mort lors du coup d’État de Pinochet le 11 septembre 1973. Cette mémoire accompagne la convergence de mouvements sociaux plus récents et une forme de réapprentissage du rapport de force politique par les étudiants, les femmes ou les travailleurs de tous les secteurs. La peur disparaît peu à peu, un phénomène incarné dans ce beau slogan : « Nos quitaron todo, hasta el miedo » (« Ils nous ont tout pris, même la peur »).

La capacité à pérenniser les mobilisations pour ancrer un rapport de force constitue un premier enjeu. D’un côté, les actions collectives se multiplient : manifestations, performances artistiques, production de contre-statistiques sur le mouvement… De l’autre, gouvernement et patronat insistent pour criminaliser les protestations et dépolitiser les revendications. Outre un rajeunissement de son gouvernement, le président a proposé un plan de réformes sociales. Très vite, celui-ci a été fortement critiqué. On reproche à ses 19 mesures de donner aux acteurs privés la gestion des minima sociaux (salaires, retraites, santé). De fait, le patronat a initié une contre-offensive en admettant publiquement des dérives financières ou, comme l’a fait Andrónico Luksic (milliardaire qui occupe la 84e place du classement établi par Forbes), en augmentant le salaire minimum de ses employés au-dessus du niveau envisagé par le gouvernement. Pour le nouveau ministre des Finances, Ignacio Briones, l’apaisement politique passera par le retour de la confiance des investisseurs. L’objectif est aussi et surtout de résister aux pressions extérieures : retrait des investissements du marché chilien, envolées du taux de change du dollar et du prix du cuivre, la principale exportation du pays (qui en est le principal exportateur mondial).

Face aux mobilisations populaires, l’opposition de centre gauche a montré de timides réactions avant d’opter pour des déclarations électoralistes. Plus à gauche, le Frente Amplio (une coalition de partis et d’associations alliant des libéraux et l’extrême gauche) ne s’est montré ni clair ni uni. L’extrême droite est restée dans l’expectative, dans l’espoir de mieux récolter les fruits de la crise. Tous ces acteurs de la politique institutionnelle, dont la cote de popularité est au plus bas, tentent de se coordonner, sans résultat. L’opposition, au pouvoir entre 1990 et 2010, reconnaît ne pas avoir suffisamment modifié le « modèle » hérité de l’ère Pinochet et a proposé le 1er novembre un « contre-agenda » social incluant une hausse des retraites, des transports gratuits pour le troisième âge, une baisse des rémunérations des parlementaires et une réforme constitutionnelle. Pour l’instant, il ne convainc pas.

Le caractère décentralisé et acéphale du mouvement le rend difficilement contrôlable par l’élite traditionnelle, mais il pose aussi un problème aux organisations politiques intermédiaires pour canaliser les demandes. D’autant que les revendications s’attaquent directement à la collusion entre les grands acteurs du champ politique et aux mécanismes de représentation (la confiance des Chiliens envers les partis est tombée à 13 % cette semaine). Demandé par les manifestants, un nouveau plébiscite constitutionnel s’impose comme une condition de sortie de cette crise. Toujours en vigueur, la Constitution de 1980 a, en effet, été adoptée par un plébiscite en pleine dictature. Son texte fixe en particulier les règles politiques et économiques qui sont aujourd’hui dénoncées, tandis que la complexité de ses règles (et la question des quorums) neutralise la possibilité de les modifier, tout en favorisant la droite.

Depuis une semaine, des citoyens se regroupent en assemblées délibératives territoriales organisées aussi bien par des universités, des associations professionnelles, des municipalités que par… Colocolo, un club de foot ! Ces initiatives « constituantes » bénéficiant d’un soutien massif, le gouvernement a annoncé un « programme national » inspiré, semble-t-il, du grand débat français, mais la mise en œuvre d’un tel dispositif se heurte déjà à de sérieuses critiques, notamment de la part des maires qui en sont chargés. De leur côté, les assemblées citoyennes invitent des spécialistes pour débattre des enjeux constitutionnels et des solutions sociales à mettre en œuvre. Le rapport de force ne semble donc pas près de se dénouer. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !