Malgré les différences nombreuses dans leurs causes et leurs modalités, le mot d’ordre commun des révoltes populaires qui secouent les pouvoirs en place aux quatre coins de la planète est une demande de démocratie. Partout, au Nord comme au Sud, s’expriment une critique des élites accusées de l’avoir confisquée ainsi qu’une exigence démocratique nouvelle.

Comment rendre compte du rapport de ces mouvements à la démocratie ? De prime abord, on peut voir en ces mobilisations une nouvelle vague de démocratisation dans des pays semi-autoritaires. Le Chili, l’Algérie ou Hongkong seraient, en quelque sorte, les héritiers des ex-républiques d’Europe de l’Est qui ont profité, au tournant des années 1990, de l’effondrement de l’URSS pour gagner leur liberté. Quoique convaincante et partiellement avérée, cette analyse n’est pas entièrement satisfaisante. Car, alors, comment interpréter le fait que le mouvement des Gilets jaunes ou les manifestations en Catalogne portent des revendications similaires, dénonçant les insuffisances de la démocratie ? Devrait-on en déduire que la France ou l’Espagne ne sont pas de véritables démocraties, et que le sort de leurs citoyens n’est pas plus enviable que celui des régimes semi-autoritaires dont les populations se soulèvent aujourd’hui ?

L’explication est ailleurs. La contestation populaire au nom de la démocratie dans des pays aussi différents que la France, le Liban, la Bolivie ou le Chili marque en réalité un phénomène de mondialisation de la démocratie. Parce qu’ils clament leur refus de la réduction des libertés publiques, rejettent la verticalité et l’isolement du pouvoir, dénoncent la confiscation de l’État par les lobbies ou par une caste de privilégiés, les manifestants du monde entier démontrent la vitalité de l’idéal démocratique. Ils marquent leur croyance commune à l’idée qu’elle est, plus que jamais, le seul système politique légitime. C’est son fonctionnement ou son absence qui sont mis en cause par les manifestants, jamais son principe.

Dès lors, cette forme de mondialisation traduit dans ses ambivalences la nature même de l’exigence démocratique. L’originalité de ce système politique – et sa fragilité intrinsèque – tient au conflit inhérent à son fonctionnement : la démocratie porte en elle-même les fondements de sa remise en cause. Parce qu’elle est basée sur le conflit et la délibération, parce qu’elle n’enferme pas l’histoire dans un carcan, mais au contraire, participe à ce que Claude Lefort nomme la « dissolution des repères de la certitude », elle peut être tentée par l’autodestruction.

Plus encore, en tant que « forme de société » avec ses valeurs propres, la démocratie est porteuse de sa propre incomplétude. On peut résumer cette idée par une tautologie : la démocratie appelle toujours plus de démocratie. D’où un sentiment de frustration et de désenchantement ressenti par les citoyens des démocraties contemporaines, qui cherchent dans les mobilisations populaires à renouer avec la pureté des origines, lorsque le « peuple », uni, faisait front contre la tyrannie.

On peut s’inquiéter de la violence de ces mouvements, ici comme ailleurs. Mais ce dont nous devrions bien plus nous méfier, c’est de l’autre danger qui guette les foules démocratiques : celui de l’apathie, du désintérêt pour la chose publique, qui détruit les solidarités sociales plus sûrement que le conflit démocratique. Cette apathie-là permet la mise sous tutelle d’un citoyen zombifié, indifférent à la marche du monde, et constitue la maladie la plus grave qui menace notre système politique. 

 

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