Quelles peuvent être les conséquences des inculpations de trois anciens collaborateurs de Trump par le procureur spécial Mueller dans l’enquête russe ?

Mueller avait jusqu’alors travaillé dans le plus grand secret. On pouvait même se demander si l’enquête n’allait pas tourner court. Les mesures rendues publiques le 30 octobre sont les plus importantes depuis le début de ses investigations. L’inculpation de Paul Manafort, l’ex-directeur de campagne de Trump, pour blanchiment d’argent et liens avec des oligarques ukrainiens pro-russes, n’inquiète pas directement le président. Mais Mueller a ménagé le suspense en sortant sa deuxième lame : la mise en accusation de George Papadopoulos, qui a plaidé coupable auprès du FBI après avoir menti sur ses liens avec la Russie. Son témoignage peut avoir des effets directs sur Trump. L’objectif de Mueller est de déterminer s’il y a eu collusion entre son équipe de campagne et la Russie pour obtenir des informations salissant Hillary Clinton. Le faisceau de présomptions est en train de se resserrer. Il est clair aussi que Mueller n’a pas dévoilé toutes ses cartes. 

Ce rebondissement augmente-t-il la probabilité d’impeachment ?

Cela lui donne une base de plus en plus légale. On enracine la légalité d’une procédure. Mais l’impeachment est davantage une décision politique. Les élections à mi-mandat de novembre 2018 ne devraient pas changer la donne. L’arithmétique n’est pas favorable. Si l’enquête de Mueller prouve des faits de plus en plus incontestables, si on sent que la Maison Blanche se délite, que d’autres proches de Trump démissionnent, des élus républicains pourraient toutefois considérer qu’il est trop risqué politiquement de s’accrocher au président. C’était le cas de figure du Watergate. Les Républicains lâchèrent Nixon, qui préféra démissionner avant d’être destitué. Dans l’affaire Lewinsky, il y avait matière juridique. Mais Clinton restait populaire. Les sénateurs l’ont soutenu. Il faut s’intéresser à la fois à l’avancée de l’enquête et à la popularité du président, qui est historiquement très faible après dix mois seulement d’exercice du pouvoir. 

Après l’attentat de Manhattan, pourquoi Trump a-t-il pris pour cible la politique d’immigration ? 

Trump est dans ses clous identitaires. Cela correspond à sa vision du monde et de l’Amérique. Lors de la tuerie de Las Vegas d’octobre 2017, qui a fait 59 morts et plus de 500 blessés, Trump a déclaré que l’auteur était fou. Cette fois, il traite le tueur d’animal. Il l’extrait de la communauté des hommes. Après Las Vegas, il n’a pas parlé de terrorisme et s’est bien gardé d’ouvrir un débat sur les armes à feu qui l’aurait desservi. Après Manhattan, il remet en cause l’immigration en dénonçant « la loterie de la carte verte ». Il considère qu’un acte terroriste met à bas ce système qui, depuis les années 1990, a fait venir aux États-Unis 50 000 personnes par an, soit plus d’un million de personnes. Cette rhétorique lui permet de relier immigration et terrorisme. Il considère que la justice ne fait pas son travail, que la justice est « a joke », une plaisanterie. Il bouscule un tabou en critiquant la justice elle-même. Il dit qu’elle est trop tendre et trop lente pour prévenir ce genre d’actes. Comme si les kamikazes s’empêchaient d’agir par crainte de la prison ou de la peine de mort… Cela lui permet d’apparaître encore comme le parangon du politiquement incorrect, estimant que c’est le politiquement correct qui a conduit l’Amérique à cette situation. Trump se place dans une logique déterministe et binaire dès que cela conforte son discours : si un homme arrivé sur le territoire grâce au système de la carte verte commet un attentat, la loterie est responsable ; si les migrants arrivent en masse, il faut construire un mur… 

Pourquoi a-t-il évoqué un possible envoi du coupable à Guantanamo ?

Pour se distinguer d’Obama qui voulait fermer ce camp. Le politiquement correct voudrait que Trump le ferme ? Il dit le contraire. C’est symbolique pour lui. Par ailleurs, mentionner Guantanamo lui permet d’extraire le terroriste ouzbek du corps américain. Il conforte l’idée qu’il s’agirait d’un combattant extérieur, comme ceux capturés au Yémen ou ailleurs. Ce qui convient d’ailleurs parfaitement au désir de Daech. Symboliquement, il veut montrer que ce ne sont pas les États-Unis qui ont engendré ce tueur. Or il s’est radicalisé sur le sol américain ! Trump prend des raccourcis avec la réalité. Il ne détricote pas le rêve américain, au contraire. Mais un rêve, ce n’est pas la réalité ! Il considère que les Américains ne doivent surtout pas se réveiller. Il préserve le rêve en les maintenant endormis. 

Comment expliquez-vous qu’il soit encore très soutenu ?

Quand le président s’installe dans le Bureau ovale, nombre d’Américains acceptent son pouvoir, même s’ils n’ont pas voté pour lui. Ils le tiennent pour légitime, quoi qu’il arrive. Le président est plus grand que lui-même. J’ajoute que Trump conserve un socle électoral important. Il joue sur l’émergence du white angry man, l’homme blanc qui a peur et est en colère. Trump est le président qui a le plus joué sur ce ressort dans sa campagne. Il brandit le crime, Daech, la Corée du Nord, la fermeture des mines et – très important pour ces blancs des classes moyennes inférieures – la crainte du déclassement économique et culturel. L’impression que l’Amérique leur échappe. Sur les murs des villes, dès l’été 2016, j’ai vu fleurir des inscriptions comme « Make White America Great Again », puis « Make America White Again ». Toute une population blanche est perméable à ce discours. Elle admet que Trump est excessif et grotesque, mais elle se dit qu’il lui garantit le « vital » : ne pas se faire absorber dans cette nation de moins en moins caucasienne. Trump apparaît comme le dernier avatar de cette Amérique-là, qui sait se mobiliser lors des élections.

Peut-il durer, et même être réélu en 2020 ?

Oui, car le système électoral est tel qu’il lui suffit pour gagner de s’appuyer sur une poignée d’États, les swing states, en abandonnant la Californie et New York, ce qui économise de l’argent. Il peut aussi compter sur une abstention structurellement forte car de nombreuses entraves au vote ont refait surface aux États-Unis. Quand on demande à Trump à quelle époque l’Amérique était grande à ses yeux, il répond : les années 1950. N’oublions pas qu’à l’époque, la ségrégation raciale était encore présente dans le Sud ! Il n’est peut-être pas raciste, mais dans son électorat de base, on trouve des gens qui n’ont jamais supporté qu’un Noir devienne président. Ils considéraient qu’Obama n’était pas leur président, qu’il n’était pas légitime. Les mouvements du Tea Party, qui ont ouvert la voie à Trump à partir de 2009, étaient sur ce registre. Ils le représentaient sur des images en Européen, en socialiste, pas en Américain. Or Trump ne cesse de surjouer le corps américain. 

Trump a-t-il des modèles parmi les présidents ?

Il a accroché dans le Bureau ovale un portrait d’Andrew Jackson, président de 1829 à 1837 et inventeur du populisme à l’américaine. Il a aussi tenté de faire du Theodore Roosevelt – un président adoré, new-yorkais comme lui, qui chassait et s’était construit une image d’homme de la frontière, de pionnier. Trump a enfin repris son slogan à Reagan, en prêchant le retour de l’Amérique. On trouve chez lui les mêmes schémas narratifs, politiques et psychologiques que chez Reagan ou Bush, avec la vision d’un monde par nature hostile aux États-Unis. Mais Trump est surtout atypique. Il s’apparente à certains présidents isolationnistes du xixe siècle ou anti-interventionnistes de l’entre-deux-guerres comme Harding, qui succéda à Wilson, ou comme Coolidge et Hoover. 

Quel bilan tirez-vous de son action à ce jour ?

Son bilan politique est très faible. Il a davantage déconstruit que construit, en particulier l’héritage d’Obama. Il a échoué sur le démantèlement de l’Obamacare et sur le muslim ban, retoqué à plusieurs reprises par les juges fédéraux. Il a réussi en revanche à déconstruire le fonctionnement du multilatéralisme en dénonçant l’accord de Paris sur le climat, en mettant par terre les accords de libre-échange avec l’Asie-Pacifique, avec l’Europe, en attaquant l’Alena, en sortant de l’Unesco. C’est aberrant, car il laisse un immense espace aux Chinois. Sur le plan intérieur, il fait preuve d’une méconnaissance du fonctionnement de la loi. Aux États-Unis, on n’appuie pas sur un bouton pour que les élus votent. Le pouvoir législatif appartient exclusivement au Congrès. Ce n’est pas la France. Enfin, l’économie va plutôt bien. C’est son assurance-vie. Mais méfions-nous de la bulle financière quand elle est déconnectée de l’économie réelle… 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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