Avec un peu plus de quatre points d’avance sur Marine Le Pen – peu ou prou l’écart qui séparait en 2007 Nicolas Sarkozy de Ségolène Royal au premier tour –, Emmanuel Macron a déjoué les pronostics alarmistes qui portaient la candidate d’extrême droite quasiment à sa hauteur. Aussi pourrait-il être réélu le 24 avril. Une perspective inédite depuis le passage au quinquennat, entré en vigueur en 2002. Ni Nicolas Sarkozy, battu en 2012, ni François Hollande, qui renonça à défendre son bilan en 2017, n’ont pu accomplir un deuxième mandat.

Le président sortant peut-il perdre ? Comme il l’a lui-même déclaré, rien n’est encore gagné. Il devrait obtenir des reports de voix des Républicains, des écologistes, des communistes, des socialistes – tous réduits à si peu –, et d’une partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon. Marine Le Pen pourra de son côté rallier les voix des électeurs d’Éric Zemmour et de Nicolas Dupont-Aignant, et une partie de celles des Républicains.

Au-delà de la simple arithmétique, la clé du second tour est double pour le chef de l’État : une mobilisation de la gauche en sa faveur, et un sursaut des abstentionnistes pour faire barrage à la candidate d’extrême droite. Si ces deux ressorts ne sont pas activés, l’hypothèse d’une victoire de Marine Le Pen ne saurait être complètement écartée. Comment Emmanuel Macron, dans les deux semaines d’entre-deux-tours, peut-il convaincre et la gauche et les abstentionnistes de le rejoindre ? Comment rassembler, pour ne pas dire dramatiser, autour de l’enjeu que peut représenter sa victoire, alors que les premières estimations de deuxième tour le donnent vainqueur ? Au risque de voir des électeurs anti-Le Pen ne pas se sentir « obligés » de voter pour un président sortant qu’ils n’ont jamais soutenu. Et de voir le second tour de cette présidentielle ressembler au 21 avril 2002, quand Lionel Jospin avait été éliminé…

Comment rassembler, pour ne pas dire dramatiser, autour de l’enjeu que peut représenter sa victoire ? 

La question de la capacité d’Emmanuel Macron à mobiliser un électorat élargi est d’autant plus cruciale que, jusqu’à présent, celui-ci a tracé sa route à son habitude, en solitaire et selon son propre agenda, sans manifester le moindre signe de main tendue. Lors de son discours devant ses supporters dimanche soir, il a vaguement formulé la nécessité d’une nouvelle méthode de gouvernement, dont l’imprécision sentait son improvisation. Cette formule, qu’il devra vite éclaircir et assortir d’un contenu, reflète sans doute sa prise de conscience qu’une grande partie des voix qui se porteront sur lui le 24 avril ne sont pas des soutiens à son projet, lequel reste assez flou. Envisage-t-il de constituer une sorte de gouvernement d’Union nationale ? Un « front républicain » qui exclurait l’extrême droite (désormais 32 % de l’électorat) et permettrait aux sensibilités qui l’ont soutenu d’exercer une partie du pouvoir au cours de son second mandat ? Difficile de répondre, tant son intuition victorieuse de 2017 se confirme cruellement avec l’implosion des partis du « vieux monde », les Républicains et plus encore le Parti socialiste, qu’il ne saurait de bonne grâce ressusciter.

La situation qui s’ouvre interroge spécifiquement la stratégie du candidat Macron

Mais avoir raison seul, c’est parfois avoir tort. La situation qui s’ouvre interroge spécifiquement la stratégie du candidat Macron, et la nature même de son lien avec les Français. Depuis le début de la pandémie de Covid au printemps 2020 (« Nous sommes en guerre, l’ennemi est là »), puis de la guerre – armée cette fois – en Ukraine, le 24 février, M. Macron s’est vécu comme un président d’exception pour une période d’exception.

Si la crise sanitaire a été l’occasion pour lui de multiplier les adresses à la nation, de rassurer, de soutenir les entreprises et l’emploi – le fameux quoi qu’il en coûte –, l’agression de l’Ukraine l’a projeté dans une séquence diplomatique intense, le chef de l’État endossant le rôle de celui qui dialogue avec l’ennemi, puis, investi de la présidence européenne, du chef d’orchestre des Vingt-Sept réunis en mars dans le cadre royal de Versailles pour discuter des sanctions contre la Russie. Si on y ajoute le marathon qui se tint peu après à Bruxelles, enchaînant les sommets de l’Otan, du G7 et de l’Union européenne, Emmanuel Macron en a fait beaucoup pour transformer l’habit présidentiel en bouclier, voire en camouflage du candidat. Une petite musique s’est insinuée, propagée par ses adversaires : M. Macron se dérobait, se dispensait de descendre dans l’arène électorale, occupé qu’il était à régler le sort d’une partie du monde. Un stratagème en guise de stratégie. Alors que Marine Le Pen enfonçait le clou du pouvoir d’achat, le président si peu candidat n’a pas jugé utile de faire la jonction entre un chef de l’État jouant dans la cour des grands de ce monde, et un dirigeant attentif aux attentes de ses concitoyens. Comme s’il se sentait investi d’une mission supérieure. Comme s’il était déjà élu, non par le peuple, mais par une force immanente le désignant lui et personne d’autre. Une inclination vers l’action individuelle plutôt que vers l’élan collectif susceptible d’entraîner derrière lui tout un peuple.

Est-il un acteur de haut vol en quête d’un nouveau rôle dont il peine à trouver le texte ?

Ce penchant n’est pas nouveau chez lui. On pourrait même y voir sa signature. Dès 2015, avant même de briguer la présidence, il nous avait confié sa réflexion – son regret ? – sur l’absence du roi dans les institutions, considérant que, hormis les moments napoléonien et gaullien, une place était restée vacante, que nul président n’avait su remplir. Une fois vainqueur, il n’eut de cesse de remédier à ce vide, au point d’exercer un pouvoir qualifié de jupitérien. Une verticalité aussi raide que la pyramide du Louvre au soir de sa victoire, lui dont la campagne portée par ses marcheurs avait au contraire voulu ouvrir une ère d’horizontalité et de coconstruction de la décision publique avec les citoyens. Plus tard, n’ayant su entendre les grondements populaires, le Grand Débat national qu’il voulut après la crise des Gilets jaunes laissa davantage le souvenir de longs monologues où il assurait le spectacle, plutôt que d’une écoute compréhensive.

Spectacle ? Le mot n’est pas anodin, accolé depuis si longtemps au jeu politique. Emmanuel Macron pourra-t-il capter les aspirations profondes des Français, pour en tirer des lignes d’action claires et engageantes ? Ou est-il un acteur de haut vol en quête d’un nouveau rôle dont il peine à trouver le texte ? Il a moins de deux semaines pour répondre.

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