Pour la troisième fois depuis 2002, la gauche est absente du second tour de l’élection présidentielle. La campagne électorale aura tout particulièrement malmené ses électeurs et sapé leur vote de conviction. Après avoir subi la division à gauche, s’être résignés au vote utile au premier tour, les voici devant un nouveau cas de conscience. Les clés de l’élection présidentielle sont, en partie, entre leurs mains. Vont-ils sauver le président sortant ? Et à quel prix ?

L’élection de 2022 aura reproduit pour Jean-Luc Mélenchon la dynamique de 2017 : le candidat insoumis a bénéficié sur le fil d’un puissant vote utile en sa faveur. Dans la dernière enquête du Cevipof (publiée quelques jours avant le premier tour), 39 % des personnes déclarant voter pour lui disent ne pas le faire par adhésion. Des pans entiers des électorats socialiste, communiste et écologiste ont surmonté leurs réserves sur les positions anti-atlantistes controversées du tribun, sa radicalité et son style trop clivant pour privilégier un vote « efficace », éloigné de leurs préférences idéologiques. Ce vote par défaut était dans une large mesure fondé sur un pari et l’anticipation d’un dilemme cornélien : éviter un deuxième duel Macron-Le Pen qui mettrait encore davantage à l’épreuve leurs convictions. Ce scénario n’a pas été déjoué. Les électeurs de gauche sont en situation d’arbitrer un second tour qui s’annonce beaucoup plus serré que prévu. Une pression considérable pèse désormais sur leurs épaules.

En 2017 planait encore à gauche une ambiguïté sur l’identité politique d’Emmanuel Macron. Au terme de son quinquennat, le président s’est banalisé en candidat de droite. Malgré le tournant pragmatique du « quoi qu’il en coûte », les politiques néolibérales menées depuis 2017 et la suffisance du président, perçue comme du mépris de classe, ont nourri et encore durci l’opposition peuple-élites. Emmanuel Macron s’est révélé peu libéral (au sens anglo-saxon) sur le plan culturel et n’a en rien réfréné les élans martiaux de son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin – celui-là même qui trouvait Marine Le Pen « molle » sur l’immigration. Les arbitrages ministériels en faveur de l’écologie ont été rares, et l’État a été condamné pour « inaction » climatique. Plus récemment, le recours massif aux cabinets de consultants, révélé par l’affaire McKinsey, traduit une défiance du gouvernement pour le secteur public, ce que les fonctionnaires vivent assez mal. Une des promesses du candidat de 2017 était de prendre à bras-le-corps la question démocratique et d’amoindrir l’influence de l’extrême droite. Elle n’a jamais autant prospéré et pèse désormais un tiers des voix. Enivré par la perspective d’une victoire facile et par un « effet drapeau » qui s’est révélé assez éphémère, le président-candidat a pris un risque considérable en réduisant à la portion congrue les marqueurs de gauche de son programme de 2022, celui de s’aliéner au second tour des électeurs dont il a pourtant besoin pour l’emporter. Il a bien tenté de corriger le tir le 2 avril, lors de son unique meeting, mais le mal était fait. Réforme des retraites, RSA conditionné, allégement des droits de succession, augmentation des enseignants sous réserve qu’ils travaillent plus… il ne sera pas facile pour Emmanuel Macron de faire la démonstration qu’il est à nouveau « et de gauche et de droite ». Ses réserves de voix sont pourtant faibles (il a siphonné l’électorat de Valérie Pécresse) et il a besoin du vote de la gauche.

Le « front républicain » a-t-il encore du sens dans la mesure où il ne conjure en rien la pente d’une inexorable progression de l’extrême droite ?

La détestation du président de la République est puissante dans ce qu’il reste de la gauche, privée de sa composante la plus modérée (rappelons que les macronistes de gauche de 2017 ont confirmé en 2022 leur désalignement : près d’un tiers des électeurs de François Hollande de 2012 continuent d’apporter leur soutien au président). L’électeur de gauche peut-il surmonter cet affect négatif, dépasser ce sentiment tenace d’avoir été offensé ? L’invocation du « front républicain » sera-t-elle encore efficace ? A-t-il encore du sens dans la mesure où il ne conjure en rien la pente d’une inexorable progression de l’extrême droite ? Tous les partis de gauche appellent à un vote « républicain ». Ils seront suivis sans nul doute par des élus, des maires, des intellectuels, des figures d’autorité. Mais ces titulaires de positions officielles n’ont plus de réel pouvoir de prescription auprès d’électorats de moins en moins captifs.

Il ne fait guère de doute qu’une large partie des électeurs feront un choix de « raison » et céderont une nouvelle fois au vote de barrage. Voter pour un candidat qui ne correspond pas à ses convictions, voire les heurte, est devenu une pratique courante pour bien des électeurs. Si Marine Le Pen, « déradicalisée » par Éric Zemmour, a habilement adouci son image pendant la campagne, elle est toujours perçue à gauche comme une menace pour la démocratie et une figure répulsive. Le soutien qu’Éric Zemmour ou certains leaders de droite apportent à la candidate du Rassemblement national (pour mieux l’affaiblir ?) peut achever de convaincre les électeurs les plus rétifs.

Mais il est tout aussi probable que l’abstention de gauche ou le vote blanc et nul progresseront par rapport au second tour de 2017. Le vote procède de moins en moins d’une injonction morale. La socialisation au réflexe « républicain » faiblit, tout particulièrement chez les plus jeunes générations. Faire « front » est-il vraiment « raisonnable » ou rationnel quand cette attitude produit à long terme le péril qu’elle écarte le temps d’une élection ? Dans le for intérieur des électeurs de gauche, de lancinantes questions corrodent les vieilles habitudes ou relativisent les craintes les plus vives : L’extrême droite peut-elle vraiment obtenir une majorité aux élections législatives ? Sa victoire n’est-elle pas de toute façon inéluctable ? Ne pourrait-elle précipiter un changement radical et, au fond, salutaire de régime ? La main sur le cœur, des électeurs de gauche jurent ainsi qu’on ne les y reprendra plus et qu’ils ne feront plus le « sale boulot ». Mais iront-ils jusqu’au bout si les sondages annoncent un second tour serré ou une victoire de Marine Le Pen et si l’abîme s’ouvre sous leurs yeux ?

La tentation de la politique du pire est enfin réelle, notamment dans une partie de l’électorat de la France insoumise. En 2017, au second tour, les électeurs de Jean-Luc Mélenchon s’étaient abstenus ou avaient voté blanc ou nul pour un tiers d’entre eux, et avaient voté Macron pour la moitié. Une petite fraction (7 %) – les moins alignés sur le clivage gauche-droite – avait reporté son vote sur Marine Le Pen. Selon les enquêtes d’opinion, ils seraient actuellement trois fois plus à envisager un vote extrême pour « dégager » le président sortant. Mais la position du leader de la France Insoumise est en 2022 beaucoup plus claire qu’en 2017. Il a répété le soir du premier tour qu’il fallait faire barrage à l’extrême droite dans une posture de gauche plus classique. Le deuxième tour de 2017 avait été un référendum anti-Le Pen. La candidate cherche à le désactiver aujourd’hui. Le deuxième tour est plus ouvert qu’en 2017.  

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