Si l’on compare cet entre-deux-tours à celui de 2017, quels sont les changements majeurs ?

Premièrement, le niveau de polarisation. L’électorat vit dans la tentation parallèle d’un « tout sauf Macron » d’un côté et d’un « tout sauf Le Pen » de l’autre.

Deuxièmement, un très grand nombre d’électeurs est prêt à ne pas se rendre aux urnes, même si l’abstention du premier tour s’est révélée moins forte que prévu.

Enfin, sa pratique du pouvoir joue aujourd’hui contre lui. Sa difficulté à entrer en campagne, son refus de participer à l’émission de France 2, Élysée 2022, seul parmi les douze prétendants à l’Élysée, contribuent à donner l’impression d’un candidat qui cale devant le débat, renâcle à se confronter aux questions des journalistes et, au fond, à répondre aux Français. Ce choix complique vraiment les choses pour lui dans cet entre-deux-tours, et c’est sur ce point qu’il a axé son discours dimanche soir.

Au début de la guerre en Ukraine, il y a encore un mois, on parlait d’une élection sans suspense, presque d’une formalité pour Emmanuel Macron. Que s’est-il passé dans la dernière ligne droite pour bousculer la tendance et les sondages ?

C’est la nature des élections contemporaines : les dynamiques de campagne restent longtemps fluides pour se cristalliser lors des deux dernières semaines. Nous avions observé le même phénomène en 2017. Les deux dynamiques à l’œuvre cette fois-ci ont été du côté de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. Marine Le Pen a bénéficié de l’effondrement de la campagne d’Éric Zemmour et de l’effritement de la campagne de Valérie Pécresse. Non pas que les électeurs de Valérie Pécresse se soient reportés sur Marine Le Pen, mais son tassement a installé l’idée que Marine Le Pen restait seule à droite. La même dynamique a joué en faveur de Jean-Luc Mélenchon à gauche.

Quelles sont les principales faiblesses du candidat Macron dans ce second tour ?

Le sentiment qu’il donne d’être coupé du pays. C’est la conséquence de sa faible participation à la campagne du premier tour. Or, on sait que l’enjeu principal du premier tour a été le pouvoir d’achat. À ce titre, le président-candidat est, jusqu’à présent, apparu décalé, y compris dans ses propositions. Quand on lui parle de pouvoir d’achat, il répond que l’on va travailler plus longtemps. Lorsque des électeurs lui disent qu’ils souffrent, il leur signifie que les allocataires du RSA devront payer de leur personne et suivre des formations. Dans un contexte d’euphorie économique, cela passerait ; dans celui d’inquiétude autour du pouvoir d’achat, cela prend une tonalité très différente, qui laisse une large place à Marine Le Pen dans le rôle de celle qui s’intéresse aux perdants, à ceux qui souffrent le plus du libre-échange.

« La principale faiblesse de M. Macron, c’est son positionnement. Sa seconde faiblesse, c’est qu’il apparaît comme quelqu’un qui ne sera jamais prêt à passer de compromis »

La principale faiblesse de M. Macron, c’est son positionnement. Sa seconde faiblesse, c’est qu’il apparaît comme quelqu’un qui ne sera jamais prêt à passer de compromis. Or, les électeurs de gauche modérée, dont les voix lui seront nécessaires, sont précisément ceux qui ont cette culture du compromis, de la négociation, des corps intermédiaires. Emmanuel Macron a encore répété, il y a quelques jours, qu’il n’y aurait pour les législatives ni compromis ni compromissions. Cette inflexibilité est un problème. Dans les jours qui viennent, tout l’enjeu pour lui sera de montrer qu’il est capable de compromis, de tendre la main à des électeurs qui n’ont pas voté pour lui au premier tour. Se poser simplement en sauveur de la République ne suffira pas.

À l’inverse, quels sont ses atouts ?

D’abord, il peut compter sur un effet repoussoir de Marine Le Pen. Faut-il souligner que la candidate demeure une personnalité qui inquiète un électeur sur deux ? Ensuite, il n’est pas dépourvu d’arguments. Il peut mettre en difficulté sa rivale sur les questions liées à la Russie et à sa proximité avec Poutine, jouer sur la crainte qu’elle soit incapable de gouverner et que vienne le règne du chaos… Chaos réel et avant tout constitutionnel, puisque Marine Le Pen affiche sa volonté de changer la Constitution au détriment de l’État de droit. Le candidat peut se servir de cette carte-là, qui parle aux nombreux électeurs de l’espace central de la vie politique française : la gauche et la droite modérées. Enfin, il peut mettre en avant des éléments de son bilan, placer en exergue le fait que le chômage a fortement diminué, que la croissance est au rendez-vous en dépit des incertitudes du moment. Il peut donc promettre à moyen terme que le pouvoir d’achat des Français sera renforcé.

Mais le temps est compté. Il va falloir qu’il mouille sa chemise pour montrer qu’il veut vraiment cette élection, qu’il en a le désir. Or, on peut craindre pour lui les effets de la fatigue : il ne faut pas sous-estimer cette dimension à la sortie d’un quinquennat marqué par deux ans de pandémie et par une guerre qui lui prend une énergie folle puisqu’il est l’un des acteurs majeurs de cette crise.

On a beaucoup glosé sur le rôle du débat télévisé entre les deux tours en 2017, en considérant qu’il avait creusé l’écart entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Le débat à venir peut-il jouer un rôle décisif ?

Il ne faut pas surestimer le rôle qu’a eu le débat en 2017. Les chercheurs le savent, ces débats, qui interviennent tard dans la campagne, ne sont pas de nature à changer profondément le cours de l’élection. Cela dit, il y a une particularité qu’il faut relever : plus le niveau d’incertitude est élevé, plus ce type de débat peut compter. Or cette fois, et c’est une nouveauté, le nombre d’électeurs « incertains » pourrait bien donner une importance sans précédent à ce débat. D’autant plus que certains téléspectateurs attendent de voir si Marine Le Pen sera capable de prendre sa revanche sur le débat de 2017. Mais aujourd’hui, le risque est inversé : c’est plus Emmanuel Macron qui a tout à perdre. Marine Le Pen peut difficilement faire pire que la dernière fois.

Quelles peuvent être les clés de la dynamique du second tour ?

Cette dynamique va très nettement dépendre des capacités des deux candidats à obtenir des reports de voix. Nous sommes dans un champ politique totalement explosé, avec un très grand nombre de petits candidats – huit sur douze ont fait moins de 5 %, et les deux finalistes dépassent à peine ensemble les 50 %. Cela signifie qu’il reste la moitié de l’électorat à séduire.

Et pour la première fois, Marine Le Pen a des réserves de voix importantes : une grande majorité des électeurs d’Éric Zemmour, une partie de ceux de Nicolas Dupont-Aignan et de Valérie Pécresse, mais aussi une partie des abstentionnistes du premier tour qui peuvent être tentés par le dégagisme. Pour Emmanuel Macron, l’enjeu sera de mobiliser un maximum d’électeurs de gauche modérée et de droite classique, de les encourager à sauver ce système dont ils sont les perdants politiques.

Quel rôle aura l’électorat qui s’est porté sur Jean-Luc Mélenchon ?

Un rôle très important, évidemment. Selon les derniers sondages, un tiers des électeurs de Mélenchon voteront pour Macron au second tour, 40 % s’abstiendront, et environ 30 % pourraient être tentés par un vote Marine Le Pen, contre moins de 10 % il y a cinq ans. Cela ne signifie pas que les électorats soient les mêmes ou que les deux bouts de l’omelette se rejoignent, mais que l’hostilité à Emmanuel Macron se révèle plus forte que la crainte de voir le Rassemblement national arriver au pouvoir. Le comportement de ces électeurs sera donc décisif pour le second tour.

Ce scrutin a-t-il un caractère plébiscitaire ?

Oui, parce qu’Emmanuel Macron l’a positionné comme cela. Son programme n’est pas en rupture avec le dernier quinquennat, il affirme même sa volonté d’intensifier la politique menée depuis cinq ans, sans proposer de virage – ce que la pandémie, la guerre en Ukraine ou la crise climatique ont pourtant rendu nécessaire. Le vote s’apparente donc à un pour ou contre la politique menée jusqu’ici, ce qui renforce la dimension plébiscitaire de ce scrutin.

Est-ce vraiment nouveau ?

Non, c’est une structuration classique, propre à la nature de la Ve République. On a pu retrouver cette dimension plébiscitaire dans l’élection de De Gaulle au suffrage universel en 1965, ou celle de Mitterrand en 1988, par exemple, moins chez Jacques Chirac en 2002, qui n’avait plus les manettes du pouvoir depuis cinq ans. Mais ce plébiscite peut se retourner contre le président en exercice. Il y a des similarités très fortes entre la campagne d’Emmanuel Macron et celle menée par Giscard en 1981 : la très grande solitude dans l’exercice du pouvoir, l’effacement des corps intermédiaires, l’incertitude quant à la majorité politique, sans oublier une vision élitaire, sûre d’elle, qui, à force de refuser la négociation, risque l’aveuglement.

La question de la stature présidentielle peut-elle être décisive ?

Théoriquement, oui. Au premier tour, on choisit ; au second, on élimine, et on élimine notamment celui ou celle qu’on ne sent pas capable d’exercer la fonction présidentielle. Et c’est sans doute la principale carte qu’Emmanuel Macron va mettre en avant, car lui n’a pas le problème de cette étoffe présidentielle : beaucoup de Français lui reconnaissent sa capacité à mener le pays, à résister aux crises, à faire face dans la tempête. A contrario, il peut y avoir un doute concernant Marine Le Pen : a-t-elle les compétences en cas de guerre contre M. Poutine ou de nouvelle pandémie ? Aura-t-elle une majorité pour présider ? Même en cas de victoire le 24 avril, Marine Le Pen peut se retrouver en situation de minorité à l’Assemblée, avec un scrutin majoritaire qui ne lui laisserait que dix à quinze députés ! Ce qui pourrait cependant constituer un argument pour des électeurs tentés de voter pour elle en jugeant qu’elle serait ensuite mise en cohabitation…

« Tout dépendra de la mobilisation des classes moyennes »

Cette question de la stature présidentielle va donc être primordiale dans un environnement international et national incertain, qui pourrait décourager des électeurs de tenter le diable – surtout quand ce diable a longtemps été le diable de la République. Tout dépendra de la mobilisation de la majorité silencieuse des classes moyennes, qui pourraient juger qu’elles ont finalement plus à perdre avec Mme Le Pen qu’avec M. Macron.

Emmanuel Macron, s’il est réélu, sortira-t-il renforcé ?

Je ne crois pas. En 2017, déjà, plus de la moitié de ses électeurs du second tour – 54 % – reconnaissaient voter pour lui par défaut plutôt que par conviction – une première sous la Ve République. Et cela risque d’être à nouveau le cas dans dix jours. Il est donc tout à fait possible que, même en cas de réélection d’Emmanuel Macron, ce scrutin ne tranche rien et ne purge pas les tensions de la société française. Tout restera à faire, il n’y aura pas d’état de grâce, et s’il devait mettre en œuvre assez rapidement sa réforme des retraites, il y a fort à parier que des affrontements importants sont encore devant nous. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & LAURENT GREILSAMER

Dessins JOCHEN GERNER

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