Le « Toit du monde » a-t-il attiré les conquérants au cours de l’histoire ?

Les Européens pensent toujours en termes de conquête. Même quand notre approche est pacifique, il nous faut un défi à relever et les montagnes nous semblent là pour être conquises. Mais la question à se poser est celle-ci : pourquoi une personne raisonnable voudrait-elle escalader des montagnes inaccessibles ? Quel est le sens de cet appel ? Pourquoi voulons-nous triompher de la nature, aller au bout des limites humaines ? L’idée ne nous effleure même pas que l’Himalaya est habité depuis des millénaires par des gens qui n’ont jamais prétendu en « conquérir » les sommets.

Mais les peuples qui entourent le massif himalayen – les Chinois, les Indiens, les peuples d’Asie centrale – n’ont-ils pas tous été des conquérants ?

C’est vrai. Les Tibétains, les Chinois, les Mongols, entre autres, ont construit d’immenses empires au cours de l’histoire. Mais leur façon de traiter la nature était très différente de la nôtre. Leur compréhension des montagnes et des fleuves était intimement liée aux questions de survie. Les Tibétains et les Chinois contemplaient les sommets himalayens, ils les révéraient, leur conféraient une essence divine, mais ne voyaient pas l’intérêt d’y monter. L’histoire des peuples de l’Himalaya, ou voisins de l’Himalaya, a beaucoup varié en fonction des changements climatiques, de l’accès aux ressources, de la stabilité politique, de l’interconnexion commerciale. Et peut-être surtout du désir, ou non, de faire l’effort de franchir les cols : c’est difficile, c’est dangereux, c’est froid, il faut savoir où l’on va. Les avantages économiques, militaires, religieux, doivent être à la hauteur. 

À quelle époque les Tibétains choisissent-ils de s’aventurer hors de l’Himalaya, tournant le dos aux sommets ?

Au VIIIe siècle. Longtemps à l’écart dans leur royaume montagnard ravitaillé par des nomades, les Tibétains se mettent à conquérir des oasis, des forteresses, des villes. L’Empire himalayen s’est étendu jusqu’au tiers de la Chine actuelle ! Les Tibétains ont été particulièrement habiles. Quand ils se sont emparés de Dunhuang, oasis célèbre pour ses centaines de temples bouddhistes rupestres, dans le centre-ouest de la Chine, ils ont laissé en place les administrateurs chinois. Mais ils ont divisé leur territoire en huit districts, subdivisés en mille unités, elles-mêmes subdivisées en vingt mille unités plus petites. Il s’agissait d’établir de façon très précise la base fiscale, et ensuite on laissait le système fonctionner tout seul. Faire peser l’autorité le moins possible, c’est le succès de la réussite dans la construction d’un pays, d’une entreprise ou même d’un foyer ! Cent ans plus tard, tout ça s’effondre.

Quel rôle a joué la religion dans cette histoire ?

Toutes les religions fonctionnent de la même façon. Elles apportent des réponses aux grandes questions que se posent les humains : quel est le sens de la vie ? Pourquoi certains sont-ils riches et d’autres pauvres ? Pourquoi y a-t-il des désastres naturels ? Pourquoi meurt-on ? Quel est le lien avec l’au-delà ? Le bouddhisme se développe dans le nord de l’Inde, et il est ensuite transporté par les marchands à travers les cols de l’Himalaya. On le sait parce qu’ils ont laissé des monuments le long des routes, des stūpa, ces sanctuaires en forme de bol à aumône retourné dédiés au Bouddha. Vers l’an 400 de notre ère, l’intérêt pour le bouddhisme est suffisant en Chine pour que le moine Faxian fasse le voyage vers l’Inde afin d’en ramener les textes sacrés qu’il s’emploiera à traduire. Les Tibétains adoptent l’alphabet sanskrit pour pouvoir déchiffrer les textes, et partout se développe une statuaire bouddhique. Les fameux Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan, ceux-là mêmes qu’ont détruits les Talibans en 2001, en sont l’un des exemples les plus spectaculaires. Ces immenses effigies peuvent être interprétées de deux façons : soit comme un signe de dévotion, soit comme une manière assez agressive de dire aux gens ce qu’ils doivent croire. Durant les premiers siècles du bouddhisme, les représentations du Bouddha étaient rares, conformément à une spiritualité qui tend à la négation de soi.Mais, à un certain moment, la religion est entrée en concurrence avec d’autres grands systèmes de croyance, et l’on a vu naître ces immenses statues. C’est pareil dans d’autres religions : on construit des cathédrales, des mosquées, des temples pour montrer qu’on a des ressources et de la volonté pour défendre son Dieu. En Chine, le bouddhisme prospère jusque vers 840, puis il y a une réaction, un peu comme dans l’Empire romain avec le christianisme ; il est alors interdit car considéré comme étranger, dangereux, corrosif pour les enseignements anciens. Mais la transmission continue à se faire par de saints hommes, des fondations de monastères. Il y a un paradoxe des lieux de passage. Si vous avez réussi à transmettre des idées, une civilisation d’un côté à un autre, eh bien, le lieu de passage perd de son importance !

L’un des plus célèbres exemples de passage à travers le massif himalayen est celui des Mongols – qui deviennent les Moghols après avoir conquis l’Inde du Nord, au XVIe siècle. Qu’ont-ils apporté de leur culture ?

L’architecture moghole en Inde est directement inspirée des palais, des mosquées, des forteresses de l’Asie centrale. Le tombeau d’Humâyûn à Delhi, mais aussi le Taj Mahal en sont de parfaits exemples. On sait aussi que les Moghols ont apporté en Inde des pratiques particulières de chasse, les courses de pigeons, la lutte. Les nouveaux maîtres apportent toujours avec eux leurs divertissements, que ce soit les jeux du cirque des Romains ou, plus tard, le cricket des Anglais. L’Empire moghol, si raffiné, n’a rien à voir, aux yeux des Européens, avec les redoutables Mongols dont il est issu. Une simple différence de prononciation, et c’est tout un imaginaire qui change. C’est d’ailleurs très injuste : les Mongols ont fondé le plus vaste empire d’un seul tenant de toute l’histoire humaine !

À l’ouest de la chaîne himalayenne, l’Afghanistan a toujours été une zone de résistance aux envahisseurs.

Je n’adhère pas à cette vision construite par les Européens. On peut se raconter toutes les légendes qu’on veut sur les peuples farouches, les résistants inflexibles, mais ce qui compte c’est toujours la géographie, les ressources et les raisons qu’on peut avoir pour occuper un territoire. La logique des empires, c’est l’extraction : il faut construire un ensemble sur lequel vous pourrez lever des impôts sans qu’il vous coûte plus qu’il ne vous rapporte. Au XIXe siècle, l’Afghanistan est un enjeu non pas est-ouest, mais nord-sud. L’Empire britannique est alors tellement étendu qu’il présente des faiblesses ; sa crainte est de voir les Russes s’emparer de l’Afghanistan dans leur poussée vers l’océan Indien. Les Russes se présentaient volontiers comme des libérateurs des peuples opprimés par les Européens, même s’ils avaient eux-mêmes des visées impériales. Mais la seule vraie question est : à quoi bon ? À quoi bon conquérir Kaboul ? Dès que vous passez les montagnes, la difficulté n’est pas seulement de conquérir des territoires, mais de les tenir. La bataille de Talas, en 751, aux confins du Kazakhstan, marque le point ultime de l’expansion arabe vers l’est, et des empereurs chinois Tang vers l’ouest. Les Han n’ont jamais vraiment essayé de conquérir des terres au-delà de l’Himalaya parce qu’ils savaient qu’il leur faudrait ensuite y maintenir une présence. Ils étaient protégés par cette immense barrière naturelle et cela leur semblait suffisant. En ce sens, l’initiative actuelle dite des « Nouvelles Routes de la soie », ce réseau mondial d’infrastructures destinées à étendre l’influence chinoise, est un profond bouleversement historique : jusqu’aux décennies récentes, l’État chinois n’a guère été tenté de se projeter à l’échelon global. 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

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