Les alpinistes, quand on les somme de décrire leur passion, sont des as de l’esquive. Lionel Terray nous a légué ses fameux « conquérants de l’inutile » et l’Anglais George Leigh Mallory, une pirouette inoubliable. On lui demande, juste avant qu’il ne parte s’y perdre :« Pourquoi gravir l’Everest ? » « Because it’s there », répond-il. « Parce qu’il est là. » La passion a ses raisons que la raison doit ignorer. Mais l’exploration de l’Himalaya n’a pas été qu’une histoire de passion. Les plus hauts sommets du monde sont devenus, au milieu du XXe siècle, les dernières places fortes de la planète, que des armées d’alpinistes coiffés de masques à oxygène se sont disputées dans ce qui restera peut-être comme le dernier affrontement colonial de l’histoire.

Mallory, passionné par son Everest-Graal, est un éclaireur, un voltigeur ignorant sa propre cavalerie. Depuis le début du XIXe siècle, une armée de géomètres britanniques et d’assistants autochtones, les pundits, triangule l’Empire des Indes et mesure les pics qui ferment son horizon nord. Le plus haut sommet du monde est identifié et rebaptisé du nom de George Everest, responsable du Great Trigonometrical Survey of India, la plus grande opération cartographique de l’histoire avant Google Maps. Des officiers britanniques pénètrent au Tibet et approchent l’Everest par le nord. C’est ainsi qu’en 1921 et 1922, Mallory peut faire partie des premières expéditions à mettre le pied sur la montagne.

Si l’Everest est , c’est bien parce que nous, Européens, l’y avons mis. L’Himalaya, le « pays des neiges », chapelet de sommets stratosphériques qui constituent la plus formidable échine de l’écorce terrestre, était depuis des millénaires pour les montagnards qui cultivaient du riz sur ses versants fertiles, les caravanes de marchands qui traversaient ses hauts cols, les pèlerins qui marchaient inlassablement autour de ses sommets sacrés, sans chercher à mettre un chiffre (et encore moins un pied) sur leur cime. L’Everest était Chomolungma, la « déesse mère des vents », et aucun Européen n’avait entendu le nom d’Annapurna, la « pourvoyeuse d’abondance ».

Vu depuis le Vieux Continent au milieu du XIXe siècle, l’Himalaya est une terra incognita, le royaume des altitudes inimaginables, la terre de mission impossible attendant ses jésuites téméraires, laissée à main droite en partant vers l’Orient par les marchands de la route de la soie. Mais dans les Alpes, des savants friands d’expériences scientifiques et des gentlemen anglais en vacances d’été inventent l’alpinisme. Science, exploration de terres inconnues, épreuve initiatique, dépassement de soi… L’alpinisme offre la possibilité d’être le premier à poser le pied sur un sommet, et cette perspective devient assez excitante pour qu’on parle de « conquête ».

Dans les Alpes, cette phase est menée tambour battant. En quinze ans, de 1850 à 1865, tous les sommets du Vieux Continent sont gravis. Dans l’Himalaya, c’est une autre affaire. Avant la Première Guerre mondiale, quelques explorateurs audacieux prennent la mesure de la démesure de ces montagnes, des obstacles formidables qu’elles opposent, physiologiques, physiques, m&eacut

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