Tous ceux qui s’intéressent à l’Himalaya et à l’exploration de la montagne en général doivent beaucoup à la première expédition à l’Everest, la reconnaissance de 1921 ; c’est à elle, en particulier, que nous devons l’introduction de « l’horrible homme des neiges » dans les cercles d’alpinistes et de savants. Il est tout à fait légitime qu’une montagne restée longtemps elle-même mystérieuse, dont le sommet n’a pas encore été foulé, et qui a été le théâtre de bien des événements étranges, soit le point de départ d’une recherche de cette nature. Le chef de cette expédition, le colonel Howard Bury, tomba sur des empreintes de pas semblables à celles d’un être humain au Lhakpa La, ce col de 6 400 mètres au nord-est de la montagne. Dans un article télégraphié en Angleterre, il y fit allusion, ainsi qu’aux affirmations de ses porteurs disant qu’il s’agissait des traces des « hommes sauvages des neiges ». Pour se mettre à couvert et ne point s’associer à une croyance aussi extravagante et risible, il fit suivre ses déclarations de trois points d’exclamation au moins. Mais le télégraphe ne tient aucun compte des subtilités et raffinements littéraires ; les signes sauveurs furent omis et l’on accorda à la nouvelle, en Angleterre, plein et entier crédit.

Ainsi le prodige était né, sinon absolument baptisé. Mais on avait un parrain sous la main à Darjeeling, en la personne d’un M. Henry Newman. M. Newman eut l’occasion de bavarder avec quelques-uns de ces porteurs de l’Everest à leur retour à Darjeeling, et en obtint une description détaillée de ces « hommes sauvages ». Leurs pieds étaient retournés pour qu’ils puissent grimper aisément, leurs cheveux étaient si longs et si emmêlés qu’à la descente ils leur tombaient sur les yeux. Le nom qu’ils leur donnaient était Metch Kangmi, kangmi signifiant « homme des neiges » et le mot metch « horrible », selon M. Newman. Comme il l’écrivit longtemps après dans une lettre au Times : « Toute l’histoire semblait une invention si réjouissante que je l’envoyai à un ou deux journaux. Plus tard, un expert tibétain me dit que je n’avais pas donné toute sa force au mot metch qui signifie moins “monstrueux” que “sale” ou “dégoûtant”, et désigne quelqu’un qui porte des vêtements en guenilles malpropres. Le mot tibétain signifie quelque chose comme ça, mais il est beaucoup plus vigoureux, exactement comme un Tibétain est plus sale que n’importe qui. » M. Newman proposa alors cette explication des Metch Kangmi : « Cela vient, j’en suis convaincu, de ce qu’au Tibet la peine capitale n’existe pas, et les hommes coupables d’un crime grave sont simplement expulsés de leur village ou de leur monastère. Ils vivent dans des grottes comme des animaux sauvages et la nécessité de se nourrir en fait des voleurs et des maraudeurs habiles. D’autre part, dans certaines régions du Tibet et de l’Himalaya, de nombreuses grottes sont habitées par des ascètes ou autres solitaires qui s’efforcent d’obtenir un pouvoir magique en se retranchant de l’humanité et en refusant de se laver. »

Nous avons là une explication de la façon dont l’homme des neiges a acquis son titre éponyme, et une suggestion plausible quant à la réalité de son existence. Pour ma part, je ne puis accepter une telle solution au problème des traces que j’ai moi-même vues, ou de certaines de celles qu’ont signalées d’autres voyageurs, et dont nous allons avoir à discuter tout à l’heure. Nous autres, alpinistes, nous avons peut-être tort de penser que le goût pour les hautes neiges nous est particulier, mais je serais stupéfait si je trouvais un indigène, Tibétain ou autre, et, si coupable, si ascétique, si indifférent qu’il soit aux soins de propreté, qui partage notre inclination pour de semblables endroits. Il y a des ermites qui vivent à peu de distance du front du glacier de Rongbuk, mais ils restent emmurés dans leurs grottes, entourés de soins par leurs admirateurs et jamais, à ma connaissance, ils n’ajoutent à la mortification de la chair en montant se promener sur le glacier. […]

Je reconnais que, pour certaines des nombreuses traces étranges que l’on a signalées, il y a une explication, décisive ou probable ; mais pour d’autres, il n’y en a pas. Il n’est pas anormal que l’« horrible homme des neiges » laisse toujours ses empreintes révélatrices dans la neige qui est, pour des raisons évidentes, un milieu peu satisfaisant. L’identification d’une empreinte dans la neige d’après une photographie prise après un laps de temps inconnu, des heures ou des jours, n’est pas chose facile, et sans mettre en question l’interprétation des experts je m’émerveille de leur assurance. Il est vrai, et c’est bien dommage, qu’aucun Européen n’a vu ou ne croit avoir vu d’« horribles hommes des neiges » mais une telle preuve négative ne signifie pas grand-chose en réalité, car les Européens qui en l’espace d’un an visitent leurs retraites pourraient sans doute se compter sur les doigts d’une main. Nombreux sont au contraire les Tibétains et autres indigènes habitant au voisinage de l’Himalaya qui prétendent bel et bien les avoir vus et nous n’allons pas je l’espère, nous autres Européens, revendiquer le monopole de la vérité ! Il faut aussi accorder le poids qu’elle mérite à une tradition si largement répandue, qui a cours dans la plupart des pays himalayens, depuis le Karakoram à l’ouest jusqu’à la haute Salouen, très loin dans l’est. 

 

Extrait d’Everest 1938, traduit de l’anglais par J. et F. Germain, Arthaud, 1952 (2003).

Vous avez aimé ? Partagez-le !