La philosophie entretient avec le silence un rapport paradoxal. D’un côté, elle s’en méfie et lui préfère la pondération, la prudence, la concision. De l’autre, elle craint le trop-plein de paroles qui déchire le silence au lieu de le compléter. Face au bavard persuadé que la vérité surgit du tourbillon de paroles, d’autres, plus sobrement, considèrent le silence comme l’amorce de la pensée. C’est dans le silence que la réflexion s’élabore progressivement, se formalise avant de se muer en paroles. Pendant ce temps, le penseur se met à l’écart du monde et de ses bruits. Toutefois, cette séparation peut être mal perçue, tant l’on est persuadé que la sociabilité repose sur la parole. Ainsi, le « bon vivant » parle pour amuser la galerie, détendre l’atmosphère, faire parler les autres. Il a conscience que la parole est parlante. Et c’est en partie vrai. Tout animateur de collectif le sait : la dynamique de groupe repose sur l’échange. Celui-ci peut aussi être muet. On parle alors de silence éloquent. Cet oxymore établit une corrélation entre la parole et le silence. Un peu à la manière de John Cage, pour qui la musique émergeait du jeu incessant du silence et du son, de leurs durées et tonalités variées. Nous l’avons tous vécu : nous nous taisons pour nous concentrer, laisser la parole monter en nous, pousser la porte de nos lèvres et s’envoler… « Dire » revient à se libérer d’un silence trop pesant.

Mais la mutité peut aussi naître d’une souffrance telle qu’il est impossible de l’évoquer. Elle noue notre gorge, d’où aucun son ne se fait entendre. Les condamnés au silence que sont les prisonniers des goulags s’accordent à reconnaître qu’une telle punition déshumanise. C’est ce que raconte Evguénia Guinzbourg dans Le Vertige. Arrêtée en 1937, cette universitaire communiste, fidèle au Parti, se retrouve internée, pour un crime imaginaire, dans une cellule d’isolement à Iaroslav, où il est interdit de parler. Quand, par la suite elle est envoyée à la Kolyma, en Sibérie, elle parle enfin, et parler revient à se sentir vivante.

Ainsi, le silence est indispensable à la configuration de notre personnalité, à condition qu’il soit associé à la parole et non pas imposé.

En ce sens, le silence possède une valeur qui n’a pas de prix. C’est ce que j’ai appris en rédigeant Éloge du luxe. Les industriels du secteur enquêtent régulièrement auprès de leur clientèle sur ce qu’est le luxe. Dans les années 1980, les réponses mentionnaient un tableau de maître (un Van Gogh !), un diamant exceptionnel, un hôtel particulier, un jet privé, une Rolls, etc. Au début du xxie siècle, en revanche, le luxe s’apparente désormais au silence, à la maîtrise de son temps et à la vastitude. Trois ingrédients d’un art de vivre qui rompt avec la seule accumulation de biens matériels. Face à un monde tonitruant, bruyant, la quête du silence devient un luxe. Partout, en effet, un fond sonore se fait entendre et empêche d’apprécier un paysage ou une conversation. Tout semble parasité par des bruits mécaniques que seul le confinement, lors du Covid, a su atténuer. Le silence se fait alors marchandise. L’on vend des « retraites » (les monastères sont particulièrement prisés…), des « cures de silence », des « stages de mutisme », et les sites pullulent sur la Toile qui proposent ces moments sans aucun bruit, ces mises à l’écart volontaires censées procurer un incomparable bien-être, tant physique que mental. Le silence aurait donc un prix ? Sa valeur s’éroderait-elle ? Peut-on imaginer acquérir un bout de silence, comme cela une fois dans l’année ? Non, le silence se cultive. Il part de soi pour mieux y revenir. Tout comme le sommeil paradoxal permet au cerveau de « se recharger » durant la nuit, le silence paradoxal garantit à chacune et à chacun, sa singularité.  Et notre quête du silence ne vaut que si l’on comprend ce que l’on tait et que l’on souhaiterait exprimer. 

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